La route d'Espagne et la traversée de Ruffec

Source : L'Observateur de Ruffec, année 1934. Auteur : Pierre DU CHAMBON.

Les arbres au bord des routes
Traversée de Ruffec


Cette source, très bien renseignée à partir de recherches aux archives nationales notamment, nous permet de tirer au clair (et au droit...) l'histoire de la déviation de la route d'Espagne par Ruffec et Angoulême, et de situer exactement la date des travaux de creusement de la traversée entre le carrefour avec la rue de Valence (rue Jean-Jaurès), et la rue de Verteuil.

«C'est une opinion généralement accréditée parmi les populations charentaises que l'établissement des chemins publics, dans le territoire qui forme notre département, est l'oeuvre du siècle ; mais, il faut bien le reconnaitre, les faits historiques lui donnent le plus formel démenti.» Ainsi s'exprimait, en 1861, l'érudit archiviste de la Charente, Babinet de Rencogne, dans les notes et commentaires dont il accompagnait la publication du Mémoire sur l'Angoumois de Jean Gervais.
Il existe un grand nombre d'erreurs tenaces, de traditions fausses : la création de notre réseau routier par Napoléon est de celles-là. Bien qu'en trois pages, de Rencogne ait fourni une substantielle réfutation de cette croyance inexacte, afin, selon ses propres termes, de rendre à César ce qui appartient à César, on persiste à soutenir encore l'insoutenable. Non pas seulement parmi le public, qui n'a aucun moyen de contrôle à sa disposition, - c'est son excuse ! mais dans les milieux qui lisent ou qui s'occupent d'histoire locale. - En veut-on des preuves ? Dans sa Petite histoire du canton de Mansle, qu'il fit paraitre l'année dernière, M. Clément-Grenier dit exactement : Elle (la grande route nationale) a été construite dans sa forme actuelle par Napoléon au moment des guerres d'Espagne... Picat n'a pas été moins catégorique, en 1922, dans deux passages de son livre sur Ruffec. «On sait, y explique-t-il, que la partie de cette route, depuis les Maisons-Blanches jusqu'aux Nègres, fut faite sous Napoléon 1er, lorsqu'il préparait la guerre d'Espagne (1808-1809). Il en avait fait le tracé lui-même, en réunissant ces deux localités par un trait au crayon, disent les uns, en plaçant son épée sur la carte, prétendent les autres. Dans tous les cas, c'était la ligne droite. Voilà pourquoi on y rencontre des rampes très accentuées ; on avait été vite, sans se préoccuper des accidents du terrain...» Deux cent pages plus loin, Picat apporte de nouveaux arguments : «Le premier travail important fut, en 1808, au moment des guerres d'Espagne, la tranchée ouverte pour abaisser le terrain de la route nationale dont les jardins, qui subsistent encore sur son parcours, indiquent l'ancien niveau, de même que plusieurs maisons qu'il fallut pourvoir d'escaliers pour en permettre l'accès...»


En 1779, Munier - bien placé pour en parler ! - en 1818, Quenot, en 1864, de Rencogne, s'étaient si clairement exprimés en sens contraire, le premier par anticipation, les autres après coup, qu'il semblait vraiment plus naturel d'aider à démolir le préjugé impopulaire que de s'ingénier à le renforcer. Quelques travaux de réfection, d'entretien ou d'embellissement ne sauraient suffire à conférer, à qui les a prescrits, la paternité d'une oeuvre de longue haleine, telle que la création d'une route. Les faits sont tout autre : Napoléon était un bambin de cinq ans, très ignorant sans doute des besoins d'une province lointaine comme l'Angoumois, quand on circulait des plus confortablement, entre les Maisons-Blanches et Angoulême ou au-delà, sur la route d'Espagne !
Nous avons toutefois voulu rechercher s'il y avait des indices capables de légitimer d'aussi fallacieuses affirmations : le dépouillement de la correspondance administrative, comme celui des registres de comptes pour le service des Ponts et Chaussées en Charente, sous le Premier Empire, ne nous ont rien révélé.
Certes, de fortes indemnités ont été versées aux sept entrepreneurs chargés de la mise en état des différents tronçons de la route, mais une observation du 1er janvier 1808 nous renseigne bientôt, à ce sujet. «Elle coûte beaucoup à entretenir, dit-elle, à cause de la mauvaise qualité des matériaux sur environ les deux tiers de sa longueur, le tiers restant est entretenu en silex et cailloux roulés d'une excellente qualité, mais qui coûte beaucoup à cause de leur rareté et de leur éloignement des ateliers. Il n'y a même pas de mauvaise pierre à proximité. Le roulage considérable qui se fait sur cette route, à raison des rapports commerciaux entre Paris et Bordeaux, exige une grande quantité de matériaux et un grand nombre de cantonniers, continuellement occupés de son entretien journalier.»
A partir de 1807, la dépense annuelle s'élève à la somme de 120.000 francs. Nos entrepreneurs n'en éprouvent pas moins des pertes importantes; en raison des obligations que les baux ont mises à leur charge. Ils s'en plaignent le 4 juillet 1811 et obtiennent de la direction générale des Ponts et Chaussées un supplément d'indemnité. Or, à examiner leurs mémoires, on ne peut guère conclure qu'ils ont construit ou créé la route ; ils l'ont seulement maintenue en bon état.
Figurent comme nouveaux ouvrages la réparation du pont de Mansle, une travée menaçant ruine, à la suite de l'inondation extraordinaire du 30 au 31 mai 1806 (un arrêté préfectoral du 28 septembre 1807 en déclara l'urgence, ou bien la construction, avec maçonnerie, terrasses et chaussées, de la rampe de la Colonne à Angoulême «pour procurer un abord facile à la ville, depuis la porte Saint-Pierre jusqu'à la route d'Espagne.» Ces travaux très particuliers ajoutent peu, en vérité, à la gloire de Napoléon!)
Du reste, une ultime comparaison fixera les esprits au 31 décembre 1801, - la Révolution est commencée ! - la largeur de la route «varie» depuis 42 jusqu'à 48 pieds», donc de 13 m. 60 à 15 m. 55. On attribue au pied ancien une longueur de 0m. 324. (1) Le 1er janvier 1808, elle mesure «15 mètres 06 de large entre les fossés.» Le Premier Empire ne l'a même pas fait élargir ; tout au plus peut-on prétendre qu'il en a égalisé la largeur sur son parcours ! Et encore, n'est-ce pas certain.
Il va sans dire que les gouvernements de la Convention et du Directoire laissèrent péricliter l'entretien des routes nationales, ainsi qu'une foule d'institutions d'Etat. Une lettre, que les administrateurs du département de la Charente, - Latreille, Albert et Ruffier, - adressèrent le 23 aout 1708, au Ministre de l'Intérieur, est caractéristique en ce sens.
«Citoyen Ministre, disent-ils, depuis longtemps, les travaux public sont, dans notre département, dans l'état le plus affligeant. Les entrepreneurs ont fait des avances considérables, relativement à leurs facultés, et le défaut de paiement les a jetés dans un découragement qui serait préjudiciable à la chose publique par le peu de confiance qu'ils témoignent, si nous ne leur faisions espérer que bientôt le gouvernement viendra à leur secours.
«L'Administration n'a obtenu encore que cinq mille francs, en trois crédits, pour les réparations à faire à la route de Bordeaux, mais qu'est-ce que cette somme dans la situation où nous nous trouvons?
Les entreprises de l'an V, dans notre département, approuvées par le citoyen Bénézech et non exécutées faute de fonds (après l'épuisement des deniers particuliers des entrepreneurs), s'élevant à la somme de trois cent trente-huit mille francs, sans y comprendre les dégradations de l'an VI, qui portent la masse des travaux à faire en ce moment à celle de cinq cent mille francs, pour laquelle nous n'avons que le produit des barrières, qui ne peut aller à plus de quatre cents francs par jour ou douze mille francs par mois, sur lesquels nous avons à déduire les frais d'établissement et de régie.
«Vous voyez, citoyen Ministre, d'après cet aperçu, combien nous sommes loin d'être au pair...»
(1) Un arrêt du conseil d'Etat en date du 3 mai 1790, avait fixé à 60 pieds – 19,44 m – la largeur des chemins royaux. C'était rarement atteint.

Il faut rendre hommage au Consulat et à l'Empire d'avoir redressé une situation très comprise, dans le domaine des travaux publics comme partout ailleurs ; nous aurions mauvaise grâce de le leur marchander. Cependant, leurs interventions énergiques, si heureuses qu'elles puissent paraître, ne doivent point faire oublier les véritables pionniers du progrès. Car c'est une des calomnies habituelles du libéralisme en Charente que de porter au crédit des Bonaparte toutes les initiatives fécondes de l'Ancien Régime ou des trente-quatre années de monarchie au XIXe siècle. Ainsi pour notre réseau routier. Pourtant, aucune contestation n'est possible : «C'est à l'administration des règnes de Louis XV et de Louis XVI que nous devons, en Charente, la création de nos principales routes ; c'est par l'administration de Larréguy, préfet de Louis-Philippe à Angoulême pendant onze ans, que notre département fut doté des chemins vicinaux qui le sillonnent».

Ces vérités générales étant énoncées, rien ne nous empêche d'aborder l'histoire plus restreinte - et moins fantaisiste ! - de la nouvelle route d'Espagne, à travers nos contrées.
Gervais, en 1726, s'exprimait de façon très nette.
«Il fut proposé, au commencement de l'année 1717, écrivait-il, de changer la route de la poste du Poitou, en Angoumois, depuis Chaunay jusqu'à Barbezieux, c'est-à-dire que le courrier de Bordeaux, qui a accoutumé de passer par Sauzé, Bannière, Villefagnan, Aigre, Gourville, Saint-Cybardeaux, Villars-Marange, laissant Angoulême à la gauche en allant à Bordeaux, pour descendre à Châteauneuf, Nonnaville, et ensuite à Barbezieux, aurait passé par Limalonges, Ruffec, Mansle, Pont-de-Churet, Angoulême et Roullet, et de là à Barbezieux.»
Pour établir l'utilité de ce changement, on faisait voir qu'il y avait trois postes et demie à gagner, s'en trouvant onze et demie dans cet intervalle de l'ancienne route, et n'y ayant que huit dans la nouvelle proposée ; et on ajoutait que les chemins de cette dernière sont plus fermes et plus beaux que ceux de l'autre. Les maires et échevins d'Angoulême et les habitants du plat pays se joignirent à ceux qui avaient fait cette proposition et représentèrent de quelle importance il était que la poste passât par cette capitale de la province. Les officiers de justice et les négociants du dedans et du dehors de cette ville firent les mêmes remontrances ; mais de quelque utilité que parut ce changement pour le Roi et le public, il ne fut pas néanmoins goûté par M. de Torcy, - le surin-tendant général des postes, - soit à cause de la difficulté du passage d'Angoulême, soit parce que le pont de Mansle, sur lequel il fallait passer nécessairement, était alors emporté.
Quoi qu'il n'y ait pas tout à fait trois postes à gagner, comme on le supposait dans ce changement, il est cependant vrai qu'il y en a bien l'étendue de deux. Les lieux de la nouvelle route par lesquels les courriers passeraient sont communément plus gros et mieux fournis pour les commodités de la course que ceux de la route ordinaire.
Il est vrai que la situation d'Angoulême étant fort élevée et ses abords assez difficiles, le passage des courriers pourrait être retardé s'ils traversaient la ville ; mais en y établissant une Poste, on se proposerait d'en mettre 1e bureau au faubourg de L'houmeau, qui est au-dessous, et de faire tourner le courrier par le chemin bas qui est au bout inférieur de la montagne, pour gagner ensuite le grand chemin de Roullet et Barbezieux, ce qui est très praticable.
«La difficulté du passage de Mansle était d'un objet plus important avant le rétablissement du pont ; mais elle se trouve entièrement levée par la construction d'un nouveau, qui vient d'être fini. Rien n'empêcherait donc à présent un changement si avantageux, concluait Gervais, et il serait à désirer que la Cour voulut bien l'ordonner.»
Le projet allait demeurer en l'air pendant une période de douze années environ, lorsqu'un homme se présenta pour oser le mettre à exécution, pour donner à l'entreprise une telle impulsion que ses successeurs n'auraient plus désormais qu'a suivre son exemple : c'était Louis-Urbain Aubert de Tourny, intendant de Limoges, dans la généralité duquel la majeure partie de l'Angoumois se trouvait englobée.
Tourny, dont le nom est toujours populaire en Guyenne et en Périgord, n'a pas en Limousin et dans notre région, célébrité qu'il devrait avoir : le souvenir de Turgot y est plus vivant que le sien. De son administration, cependant, datent les grands travaux qui transformèrent notre province au point de terminer, dans son histoire, le cycle féodal et d'y ouvrir l'ère moderne.

Tourny resta de 1730 à 1743 à Limoges. Si, durant ce temps, il employa son activité de différents côtés, ce fut surtout à partir de 1738 qu'il s'occupa de la question qui nous intéresse aujourd'hui : la création, en Angoumois, de la route actuelle de Paris à Bordeaux. Un des actes principaux du Contrôleur général Orry fut la publication, le 13 juin 1738, de la circulaire relative à la construction et à l'entretien des routes ou des chemins par la corvée royale. On sait qu'au XVIIIe siècle, le service des Ponts et chaussées incombait au Contrôleur général des finances, et le détail de ce service, à un intendant sous ses ordres. Telle fut la raison pour laquelle le grand argentier réglementait ainsi le régime de travail et d'impôt en nature, dont devait dépendre le réseau routier du royaume.
Pendant une vingtaine d'années, la corvée sera payée réellement en nature ; à partir de 1760, il lui sera substitué progressivement une redevance pécuniaire, des entrepreneurs spécialisés se chargeant désormais de la besogne que leur fixeront le ingénieurs.

Malgré ses inconvénients - et ils étaient nombreux - la circulaire d'Orry donna de bons résultats. Henri Carré, dans l'histoire de Lavisse si hostile à l'Ancien Régime, est obligé de le reconnaitre. Elle groupait en ateliers de réparation ou de construction, pour une durée variable de six à quarante jours par an pour chacun, les campagnards des villages à proximité de la route à créer ou à mettre en état; elle répartissait les corvéables en deux catégories : les corroyeurs de bras, qui travaillaient de leurs mains, et les corroyeurs de harnais, plus spécialement occupés au transport des matériaux.
Elle épargnait les nobles, les bourgeois et leurs domestiques, certains agents subalternes du Pouvoir, comme les collecteurs d'impôts ou les maîtres de poste, les bergers de plus de cent bêtes, enfin les ecclésiastiques et les instituteurs.
C'est par corvées en nature que la route d'Espagne fut construite en Angoumois, sauf - à ce qu'il semble - pour la traversée de la ville de Ruffec, qui fut pratiquée par des entrepreneurs particuliers.
Cinq mois à peine avant que ne fut connue l'instruction d'Orry, tandis que les services du Contrôleur général s'informaient des besoins exigés par les principales routes du Royaume, Tourny écrivait à M. d'Ormesson - Intendant à la tète des Ponts-et-Chaussées - la lettre que voici :
«A Limoges, .le 31 janvier 1738.
Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 21 de ce mois au sujet de la route de Paris à Bordeaux, qui passe dans mon département pendant environ six lieues, depuis le ruisseau de la Péruse, qui sépare l'Angoumois, jusqu'au bois de Tusson où commence la généralité de La Rochelle.
Je vais, Monsieur, me concerter avec MM. Le Nain et Barentin sur les mesures qu'ils peuvent avoir déjà prises concernant cette route et sur celles qui sont à prendre de ma part.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur: DE TOURNY

Il y a lieu de remarquer tout de suite que la route, dont il parle ici, est celle signalée par Gervais qui traversait Villefagnan, Saint-Cybardeaux et Chateauneuf.
Tourny n'a pas encore dévoilé ses intentions de modifier l'itinéraire de la Poste. S'il connait les voeux des habitants d'Angoulême et du «plat pays» il feint de les ignorer. Il va s'aboucher d'abord avec ses collègues, les intendants de Poitiers et de La Rochelle, afin de satisfaire les désirs du Contrôleur général.
Plus tard, le 18 mai 1738 très vraisemblablement, il exposera son projet, il découvrira ses batteries. (Une lacune de près de trois années nous prive de savoir quels arguments il employa !)
En tout cas, l'idée chemine dans le public. C'est de 1738 que date la carte originale dessinée par Jean Collain, curé de Saint-Angeau. (I)
La minute de la lettre, envoyée le 22 novembre 1740 à Tourny par d'Ormesson, nous montre que l'affaire a été amorcée en hauts lieux, qu'Orry en a été saisi.
Le Nain, à Poitiers, a déjà préparé le «redressement» du tronçon qui traverse sa généralité.

Il importe que Tourny, de son côté, défende son point de vue s'il veut enlever l'adhésion du Conseil. Voici en quels termes d Ormesson lui réclame des précisions :
«Monsieur,
Il y a longtemps que vous avez proposé de faire passer par Angoulême la route de poste de Paris à Bordeaux, et, en dernier lieu, vous avez communiqué à M. Le Nain l'alignement qu'il aurait à prendre pour s'accorder à celui que vous avez fait tracer. Comme il doit incessamment mettre des ouvriers sur cette route et qu'il ne croit pas devoir la changer sans approbation, il en a écrit à M. le Contrôleur général, qui souhaite que vous preniez la peine de m'envoyer un mémoire des avantages que vous trouvez dans votre projet.
Ne serait-il pas à craindre qu'on trouvât des obstacles à l'établissement des postes sur cette nouvelle route, principalement dans la circonstance actuelle, devant la cherté de ces ouvrages ?
Je suis, avec respect...»

Tourny adressa à d'Ormesson la belle lettre qu'on va lire :
«A Limoges, le 20 décembre 1740.
Monsieur,
En réponse à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 22 du mois dernier au sujet du changement que j'ai proposé de faire à la route de Paris à Bordeaux, j'ai celui de vous envoyer deux mémoires : l'un, qui expose en quoi doit consister ce changement, l'autre, qui explique une partie des avantages que ce changement procurera. Je les accompagne, Monsieur, de trois cartes où vous trouverez les alignements du nouveau chemin projeté, depuis les Adjots jusqu'à Barbezieux, de façon qu'il ne manque à la totalité de l'étendue, qui est de 20 lieues, que celle de 7.880 toises, depuis Chaunay (généralité de Poitiers) jusqu'au lieu des Adjots. Cette étendue est laissée en suspens, parce que c'est dans icelle que se doit décider, entre M. Le Nain et moi, la rencontre de nos alignements, sur quoi nous serons bientôt d'accord, après que M. le Contrôleur général aura bien voulu donner son agrément au changement de la route.
Si vous prenez la peine, Monsieur, de vous rappeler la lettre que j'eus l'honneur de vous écrire le 18 mai 1738, (2) concernant le chemin en question, vous y verrez que je l'ai commencé, ne paraissant avoir pour objet que de donner à Angoulême une communication facile avec Bordeaux d'un côté et Poitiers de l'autre, ainsi qu'elle était nécessaire pour le bien de ma généralité ; mais qu'en même temps, j'avais en vue que, quand mon travail serait fait, ou du moins bien avancé, le Conseil penserait que, cette communication raccourcissant la route de Paris à Bordeaux, étant formée par de beaux alignements, se trouvant sur un terrain solide et passant par des lieux considérables, propres à fournir tout ce qui est nécessaire à la commodité d'une grande route, il y établirait d'autant plus volontiers le passage de la poste qu'il épargnerait la dépense immense qu'il faudrait pour remettre en bon état la route sur laquelle elle est actuellement.
Mon travail n'a pas pu, Monsieur, s'avancer autant que je me l'étais proposé, à cause des mauvaises années qui sont depuis survenues; mais, malgré cela, j'espère que sur les mémoires et plans que je vous envoie, il vous paraitra devoir être adopté pour le passage de la dite poste.
Je vous puis assurer, non pas seulement sur le rapport de l'ingénieur et des sous-inspecteurs de ma généralité, mais d'après l'examen que j'ai fait moi-même le mois dernier de presque toute l'étendue du chemin en question, qu'il n'y aura guère dans le Royaume de parties de XX lieues de suite plus belles que celles-là par la longueur des alignements et par la solidité du terrain, sans aucune montagne difficile et sans beaucoup d'ouvrages de ponts et chaussées à construire ou entretenir.
Les inondations, causées par les pluies continuelles depuis plus de trois semaines, n'ont point fait de ravages sur les grandes routes de ma généralité, mais sur des chemins de communication. Elles ont emporté plusieurs anciens ponts dans la Marche, aux environs du Dorat et de Bellac, et celui de Verteuil en Angoumois. Je vous informerai plus particulièrement de tout, lorsque ces endroits auront pu être visités.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE TOURNY.»
(1) Cette carte, conservée par le cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, porte la mention suivante : Plan des chemins, depuis Chaunays jusques à Barbezieux. - Le présent plan sert à faire connaitre l'utilité de faire changer la route de la poste de Poitiers à Bordeaux, depuis Chaunais jusqu'à Barbezieux; en la faisant passer par Angoulême, ville capitale, il y a deux postes à gagner.
Les chemins par Angoulême étant plus fermes, plus beaux et moins monstrueux ; les lieux de cette nouvelle route étant mieux fournis pour la commodité de la course que ceux de la route ordinaire qui ne sont que des petits bourgs, Ce changement est très utile au public et la poste, passant par la ville capitale d'une province, en est plus fructueuse au Roy.
(2) Nous n'avons pu retrouver, malgré nos recherches, cette lettre importante à laquelle Tourny fera encore allusion, par la suite.

Des deux mémoires, joints à la lettre qui termine notre précédent paragraphe, le second offre aujourd'hui peu d'intérêt. Il expose les avantages que le changement de route procurera, et en espèce, il démontre que de Chaunay à Barbezieux, les postes seront réduites de treize à dix soit une économie de trois postes.
Tout autre est le premier mémoire. Il nous donne de telles indications sur le projet de route ainsi que sur les localités desservies comme sur l'état des travaux en cours d'exécution, que nous croyons devoir le reproduire ici en entier, malgré certains détails techniques dont il est parsemé.
«MÉMOIRE Sur la partie de la roule de Paris à Bordeaux, depuis Chaunay jusqu'à Barbezieux, qu'on propose de faire, passer par Les Adjots, Ruffec, Mansle, Pont-Churet, Angoulême, Roullet et Jurignac, au lieu qu'elle passe par Villefagnan, Aigre, Saint-Cybardeaux et Chateauneuf.
De Chaunay aux Adjots, l'étendue est de 7.880 toises de pays plats; les 5,230 premières sont de la généralité de Poitiers et les 2.850 suivantes de celte de Limoges. Le chemin n'y a encore été que tracé. Il sera très facile de l'y faire beau et bon, à peu de frais, le terrain y étant partout solide et pierreux, exception de quelques uns droits gras où le cailloutage se trouve très à portée, même souvent dans les fossés. A 4 480 toises de Chaunay est le village de La More, propre pour placer la poste et où il y a un particulier fort à son aise qui la demande.
Des Adjots à Ruffec, l'étendue est de 2.462 toises de pays pareillement plat, solide et pierreux. Le chemin y est formé, beau et bon. Il ne manque pour le mettre à la perfection, que de le ragréer et de faire, à l'arrivée de Ruffec, sur un petit ruisseau, un pont de 15 pieds d'ouverture avec une rampe de 92 toises de longueur sur 5 pouces et demi de pente; ouvrages de 3.400 livres.

Il faudra à Ruffec une poste ; plusieurs personnes se présentent pour la prendre. Ruffec est une petite ville commerçante, où le voyageur trouvera la dînée ou la couchée commodes. Il y a de grosses foires et de bons marchés qui y occasionnent des cabarets considérables. L'habitant y est à son aise.
De Ruffec à Mansle, - autre petite ville à peu près comme celle ci-dessus pour les foires, les marchés l'aisance des habitants, et peut fournir une dînée ou une couchée, - l'étendue est de 8.610 toises en terrain solide, pierreux et presque plat, du moins sans aucune montée ou descente de quelque conséquence. Le chemin y est formé beau et bon. Il n'y manque pour le mettre dans sa perfection que quelques petits endroits à finir de travailler : un ponceau, de 4 pieds d'ouverture, à faire au fond des Sangles, et la chaussée de La Gagnarderie à rétablir sur plus d'élévation et de largeur. Cette chaussée aboutit au pont de Mansle, sur la Charente. Elle a 175 toises de longueur sur 8 pieds de hauteur et 17 toises de largeur, percée de 7 arches, dont une de 5 pieds d'ouverture, 2 de six, 2 de huit et 2 de quatorze. Il convient de l'élever de 4 pieds, de l'élargir de 13 et de faire le même nombre d'arches, dont 5 de 10 pieds et les 2 autres de 2 pieds d'ouverture. Ouvrage de 18 à 20.000 livres. Quand on ne se déterminerait pas au projet de la nouvelle route, il y aurait nécessité à cette dépense par rapport à l'état où se trouve cette chaussée que les grosses eaux couvrent assez souvent jusqu'à près de deux pieds en de certains endroits, et par rapport au besoin dont elle est au pays pour la communication des villes de Ruffec, Verteuil, et autres gros endroits avec le côté d'Angoulême. C'est par là que passe la messagerie de Bordeaux à Paris. (I) Cet ouvrage doit être proposé parmi ceux de la campagne prochaine.

Il faudra à Mansle l'établissement d'une poste qui est demandée par le maître d'une bonne hôtellerie. Avant d'arriver en cette ville, on passe la Charente sur un pont fort élevé de neuf arches, en bon état, fait depuis 13 à 14 ans.
De Mansle au pont de Churet, l'étendue est de 7.292 toises en terrain, comme ci-devant, solide, pierreux, avec quelques hauts et bas très peu considérables, dont les pentes sont fort douces. Le chemin y est ouvert et marqué par des fossés des deux côtés, mais parmi un grand nombre de parties qui sont faites, il y en a aussi beaucoup qui ne sont qu'ébauchées. Une quinzaine de jours ou trois semaines au plus de corvées bien employées mettront cette étendue dans sa perfection, en y faisant d'ailleurs cinq ponceaux, dont de 3 de 6 pieds d'ouverture, et 2 de 4, estimés 2.600 livres.
Ce qu'on appelle le pont de Churet est un village assez gros, où il y a un pont sur un petit ruisseau. Il y faudra une poste, laquelle est demandée par un particulier fort à son aise, qui tient un cabaret audit endroit. Ce lieu, ainsi que Mansle et l'étendue d'entre les deux sont de la généralité de La Rochelle, M. Barentin a bien voulu que M. de Tourny en fit travailler le chemin par corvées, de même qu'il faisait celui d'au-dessus et d'au-dessous. Mais comme les paroisses d'une généralité n'obéissent jamais si bien aux ordres qui leur viennent de la généralité voisine, cela est cause que ladite partie n'a pas été mise en un état aussi avancé que la précédente, quoique conduite en même temps.
Du Pont de Churet à Angoulême, l'étendue est de 5,982 toises; même terrain que ci-dessus dans la plus grande partie. Le chemin y est fait beau et bon. Il n'y manque que quelques endroits à rendre plus solides, y faire deux ponceaux dont un de 8 pieds d'ouverture, l'autre de 6 pieds, estimés avec les remblais de petites chaussées qui y doivent aboutir, la somme de 2.100 livres, Et, aux approches d'Angoulême, environ 3.000 toises de longueur de pavé sur 15 pieds de large, accompagnées de déblais et de remblais, d'environ 3.000 livres de dépense.
Le chemin ne passera pas précisément dans la ville d'Angoulême, qui est sur la hauteur, mais le long de ses murs, entre le coteau et la Charente, au travers de ses deux principaux faubourgs. nommés de L'Houmeau et de Saint-Pierre, où, à cause de la rivière se fait tout le commerce de la vile. Il faudra une poste dans l'un ou l'autre faubourg: plusieurs bons particuliers la demandent.
D'Angoulême à Roullet, l'étendue est de 3.452 toises; celle des 2.746 premières toises est très ébauchée; peu de jours de corvées la mettront en état. Les ouvrages nécessaires en cette partie ont été compris dans l'état du Roy de 1739. art. 23, et sont bien avancés. Le chemin n'a été que tracé dans l'étendue des 2.706 suivantes. Les ouvrages, dont cette partie aura besoin, consistent en deux chaussées : au-dessous du bois de la Couronne de 55 toises de longueur, 40 pieds de largeur et 2 pieds de hauteur au-dessus du terrain, non compris 20 pouces de bombage en son milieu, la-dite chaussée traversée de 2 ponceaux de chacun 4 pieds d'ouverture; l'autre au marais du pont des Tables de 141 toises de longueur, 40 pieds de largeur, même hauteur que la précédente, percée de 4 ponceaux de 8 pieds d'ouverture, estimés 6.000 livres. A l'exception de ces deux endroits marécageux et de celui de Breuty employé dans ledit Etat du Roy, tout le terrain est solide, sans montée ni descente considérable et sera un beau et bon chemin.
Roullet est une grosse paroisse oui il faudra une poste; il se présente un bon particulier pour la prendre.»
(1) Les messageries et les postes restèrent réunies jusqu'en 1775 sous la même administration, mais nous voyons par ce mémoire que l'itinéraire des unes n'était pas forcément le même que celui des autres.


«De Roullet à Jurignac, la distance est de 4.031 toises. Le chemin n'y est que tracé ; il y sera d'une seule ligne sur un terrain plat, solide et pierreux. Les ouvrages nécessaires ne consistent qu'en deux ponceaux de 6 pieds d'ouverture, 3 pierrées, une chaussée de 95 toises de longueur, réduite à trois pieds de hauteur et quelques déblais ; le tout d'environ 3.000 livres de dépense.
A 100 toises des maisons de Roullet, du côté de Jurignac, se rencontre une langue de la généralité de La Rochelle qui continue jusqu'aux approches de Jurignac, et dans cette langue se trouve une forêt du Roi, appelée la forêt du Chardin, dont on traverse sur 600 toises de longueur de mauvais taillis très clairs et rabougris, où sont quelques arbres seulement propres à brûler. Il faudra une poste à Jurignac ; il se présente un bon particulier pour la prendre.
De Jurignac à. Barbezieux, l'étendue est de 5.982 toises, en passant par les ponts de Brac et de Monville. Elle n'est que de 5.480 en passant par Vignole ; ainsi, il y a une différence de 502 toises. Il conviendra de choisir ce dernier parti pour l'exécution duquel il sera nécessaire de créer deux chaussées, l'une de 140 toises de longueur, l'autre de 180, largeur de 40 pieds ; hauteur de 6 percées chacune de 4 ponceaux de 12 pieds d'ouverture. L'estimation n'en est pas faite, mais on n'en prévoit pas la dépense de plus de 18 à 20.000 livres. En attendant qu'on se détermine à cet ouvrage, on pourra se servir du chemin usité par les ponts de Brac et de Monville, où néanmoins le passage est interrompu lors des grosses eaux qui couvrent les extrémités des chaussées que ces ponts traversent. Le chemin est plus solide par Vignole.
Il y aura encore à l'arrivée de Barbezieux, 1.000 toises de longueur de pavé ou de cailloutage à faire pour rendre praticable une pareille longueur, d'un terrain fort gras qui s'y trouve et sur lequel passe actuellement la grande route.
Si M. Barentin le veut bien, M. de Tourny pourra faire travailler le chemin qui traverse la langue de sa généralité, de Roulet à Jurignac, comme il l'a fait du pont de Churet à Mansle, de l'autre côté d'Angoulême et il ira jusqu'à l'endroit où doivent commencer les 1.000 toises de pavé ou de cailloutage pour l'arrivée de Barbezieux, lesquelles 1.000 toises sont du département de La Rochelle.»
Ces différents documents impressionnèrent, à n'en pas douter, l'esprit du contrôleur général ; ils parurent même emporter sa conviction. Seule, l'arrêtait au moment de passer aux actes l'opportunité d'une telle entreprise. De plus, allaient surgir des difficultés d'ordre secondaire qui seraient capables de tout démolir. Pour bien juger de la question, le lecteur ne doit pas oublier que l'Angoumois - absorbé presque en entier par notre actuel département de la Charente - n'appartenait que dans la proportion des deux-tiers environ à la généralité de Limoges. Le reste avait été inégalement partagé entre celles de La Rochelle et de Poitiers. Or, le tracé de route que Tourny préconisait, s'il témoignait chez son auteur d'une prédilection marquée pour la ligne droite, semblait vouloir aussi se jouer des limites assignées aux circonscriptions voisines. Ainsi, de Ruffec à Barbezieux, la route passait huit fois de la généralité de Limoges dans celle de La Rochelle. Sa construction nécessitait au premier chef l'accord préalable des deux intendants. Tant qu'il ne s'agissait que de donner à Angoulême une 4eammunication facile avec Bor4eaux ou Poitiers, l'agrément de l'un ou de l'autre était vite obtenu ; mais changer l'itinéraire de la Poste heurtait trop d'habitudes invétérées pour ne point provoquer de leur part de fortes réactions. Deux minutes de lettres, adressées par d'Ormesson à Tourny, nous éclairent sur les sentiments qu'on éprouvait à Poi-tiers ou à La Rochelle devant les suggestions audacieuses de notre réformateur. La première est datée du 22 janvier 1741 et est conçue de la sorte :
«M..., Après avoir reçu de M. Le Nain une réponse par laquelle il adopte un projet de changement sur la route de Poitiers à Bordeaux, il ne restait plus qu'à le faire approuver à M. le Contrôleur général, à quoi il s'est porté par la juste confiance qu'il prend en votre témoignage, dans laquelle il avait désiré de voir le plan de l'ancienne route pour le comparer avec le nouveau. Il ne laisse pas d'y avoir sur celui-ci des parties délicates à traiter et pour lesquelles je suis persuadé que le sieur Ponchon (I) tâchera de vous inspirer le meilleur parti, surtout à l'égard des ponts, qui, en égard à la situation du terrain représenté par le plan, paraissent devoir être plus considérables qu'ils ne sont projetés par votre état. Il suffit de vous montrer la raison de douter pour être sûr que la décision sera sage. Je suis, etc.
Mais la déviation de la route, dans la généralité de Poitiers, est de faible importance malgré tout ; il sera possible d'arriver à, s'entendre avec M. Le Nain. Toutes différentes sont les dispositions de l'Intendant de La Rochelle, à en croire la seconde minute de d'Ormesson à Tourny, datée du 3 juillet 1738 :
«M..., Je viens de recevoir une lettre de M. Barentin au sujet du nouvel alignement que vous lui avez proposé de faire sur la route d'Angoulême à Bordeaux, et notamment dans la forêt du Chardin. Les faits que cette lettre contient m'ont paru d'une si grande importance que j'ai crû devoir vous en envoyer copie en vous priant de tout suspendre jusqu'à ce qu'ils aient été vérifiés. J'ai ouï dire d'ailleurs que les avantages, dont on vous a flatté, pourraient non seulement n'être pas réels, mais que ce changement occasionnerait sans fruit pour l'Etat beaucoup de dépense qu'il serait plus sage d'éviter. Dans ces doutes, je crois qu'il convient d'attendre une nouvelle vérification dont l'exactitude soit certaine et il semble que pour l'acquérir, il faudrait avoir les plans de l'ancien et du nouveau chemin. Je suis...
(1) Ingénieur des Ponts-et-Chaussées attaché à la généralité de Limoges, dont nouslirons, par la suite, un mémoire.


Cette lettre produisit sur Tourny l'effet d'un coup de fouet. Peu après l'avoir reçue, il y répondait ainsi :
« A Limoges, le 9 juillet 1711.
Monsieur,
Rappelez-vous, je vous prie, la lettre que j'eus l'honneur de vous écrire le 18 mai 1738, au sujet des différentes démarches que mon projet de réparer les chemins de l'Angoumois, occasionna alors pour et contre (1). Elle contenait en substance que, dans le moment, je n'avais d'autre objet que de procurer une communication aisée à la ville d'Angoulême avec celles de Poitiers et de Bordeaux, et que le bien de ma Généralité, indépendamment de tout autre motif, demandait mes soins pour cette communication. J'ajoutai, Monsieur, avec franchise, qu'il était cependant vrai que j'imaginais et espérais que, quand j'aurais travaillé comme je me le proposais, vous penseriez qu'il y aurait lieu de placer de ce côté-là la route de poste de Bordeaux, parce que vous y trouveriez tout ce que vous pourriez désirer : un terrain solide, de beaux alignements, point de montagnes difficiles, des lieux de passage gros, commodes et bien distribués, enfin un chemin fait et plus court de trois postes que celui dont on se servait, qui coûterait des dépenses très considérables pour être mis en état et qui ne formerait qu'un double emploi.
Deux points, Monsieur, dans ce que je vous mandai alors, et que j'ai l'honneur de vous répéter. Je m'arrête au premier : que, quand la route de poste de Paris à Bordeaux, telle qu'elle a été pratiquée jusqu'ici, serait belle et bonne, qu'il n'y aurait rien à y faire et qu'il ne pourrait être question de la changer, je n'aurais pas moins dû, pour l'utilité du commerce de la ville d'Angoulême, de tout l'Angoumois et d'une moitié de Limousin, entreprendre, comme j'ai fait, la réparation du chemin d'Angoulême à Poitiers d'un côté et de celui d'Angoulême à Bordeaux d'autre côté, lesquels deux chemins forment la partie dont est question.
J'ai de même travaillé au chemin d'Angoulême à La Rochelle, ainsi qu'à ceux de Limoges à Angoulême, à Poitiers, à Clermont, à Moulins, à Lyon, etc... Prenez-bien, Monsieur, je vous prie, cette idée, afin qu'elle me serve d'excuse, si, sur votre lettre, je ne suspends point les ouvrages commencés pour la perfection desdits deux chemins d'Angoulême à Poitiers e à Bordeaux, d'autant que ces ouvrages, actuellement plus d'à moitié faits, sont dans une situation où je ne pourrais en ordonner la suspension, sans exposer le Roy à devoir des augmentations de prix aux entrepreneurs pour dommages et intérêts lorsque leur continuation, qui est absolument nécessaire, viendrait à, être ordonnée.
Ce premier point établi, permettez-moi d'aller au second et de discuter si la route devra ou ne devra pas être par Angoulême. M. Barentin y oppose deux sortes de moyens, les uns tirés simplement de ce que lui vient de mander l'ingénieur de son département, sans en avoir fait encore un sérieux examen, les autres fondés sur l'intérêt que lui paraissaient y avoir deux endroits de sa Généralité.
A l'égard des premiers, comme ils étaient expliqués dans une lettre qu'il m'a écrite et à laquelle j'ai fait sur le champ réponse, trouvez bon que je vous envoie copie de ma réponse et que je vous prie de la lire : j'espère qu'elle suffira pour détruire ces premiers moyens auprès de vous comme auprès de lui. Quant aux seconds, qui consistent à dire que, la nouvelle route étant exécutée, le bourg d'Aigre et la ville de Châteauneuf ne seront plus à la portée de recevoir exactement leurs lettres, et que, par suite, leur commerce d'eau-de-vie tombera. Premièrement, il est très aise dans le fait d'empêcher que ni les habitants d'Aigre ni ceux de Châteauneuf n'éprouvent aucun inconvénient à l'égard de la réception de leurs lettres et par-conséquent à l'égard de leur commerce qu'on en fait dépendre. Le courrier de Paris à Bordeaux n'aura qu'à laisser le paquet d'Aigre à Ruffec, distant de trois lieues, et une savatte (2) l'y portera sans retardement ainsi qu'actuellement il en est usé pour le paquet d'Angoulême, qui est laissé à Saint-Cybardeaux, un peu plus éloigné de cette ville que le bourg d'Aigre ne l'est de Ruffec. Même chose à faire pour Châteauneuf, dont le courrier laissera le paquet à Roullet, distant de deux lieues seulement: voilà le principal intérêt des habitants d'Aigre et de Châteauneuf mis à couvert par cet arrangement aussi simple que facile à exécuter, et sans augmentation pour les postes, attendu qu'on supprimera la savatte d'Angoulême à Saint-Cybardeaux.
Peut-être, penserez-vous, Monsieur, que les habitants d'Aigre et de Châteauneuf sont encore beaucoup intéressés au changement de la route, en raison de la grosse consommation de denrées qu'a coutume de procurer une grande route et qu'ils perdront par le changement. M. Barentin n'en parle point et avec raison, parce que la route dont il s'agit est si mauvaise, si difficile, si étroite qu'elle ne sert uniquement qu'aux courriers et elle ne leur sert que parce que l'établissement de la poste les nécessite d'y passer. Personne autre que ces courriers ne la fréquente : il n'y a donc de consommation que celle qu'ils y font; c'est, par conséquent, fort peu de chose.
En second lieu, fut-il réel que le bourg d'Aigre et la ville de Châteauneuf reçussent quelque dommage un peu considérable de ce que la poste n'y passerait plus, la ville d'Angoulême ne souffre-t-elle pas de ce que l'établissement n'a pas été fait de son côté, par la seule raison qu'il n'y avait pas de pont à Mansle, sur la Charente? Ce pont ayant été construit il y a 15 à 18 ans, avec une dépense d'environ 180.000 livres, (il y a neuf arches en pierre de taille) y a-t-il à balancer, à donner de préférence sur Aigre et Châteauneuf la commodité de la poste et l'utilité qui la peut accompagner à une ville comme Angoulême qui a évêché, présidial, élection, maitrise des eaux-et-forêts, juridiction consulaire, ville capitale d'une province considérable et que sa situation à la tète de la navigation de la Charente rend propre au commerce de cinq ou six provinces du dedans du royaume ? Tout ce que je dis par rapport à Angoulême est indépendant de l'intérêt des deux autres petites villes qui, se trouvant sur la route, en profiteront, Ruffec et Mansle, la dernière de la Généralité de La Rochelle.
Ainsi, à tous égards, la route de poste de Paris à Bordeaux devra être portée sur la partie que je fais travailler, d'abord que cette partie sera achevée, et n'y aurait-il pas lieu à l'y porter, ce que je fais faire ne devrait pas moins être suivi pour le bien de ma Généralité.
Je vous supplie, pour opérer une entière conviction, de joindre à la lecture de cette lettre celle des deux mémoires que j'eus l'honneur de vous envoyer le 20 décembre 1740 (3) et de jeter les yeux sur les plans qui les accompagnaient. C'est d'après ces mémoires et plans que vous m'avez mandé le 22 janvier suivant que M. le Contrôleur général adoptait le changement de route que je proposais.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE TOURNY.»
(1)
Cette lettre importante, nous l'avons déjà dit, n'a pu être retrouvée.
(2) Savate : anciennement, dans le service de la poste, celui qui va à pied porter les lettres dans les endroits éloignés des grandes routes; on dit aujourd'hui piéton. (Littré)
(3) Nous avons déjà pris connaissance du plus intéressant de ces deux mémoires.


A cette lettre était jointe la copie de celle que Tourny avait envoyée à Barentin, quelques jours auparavant - le 26 juin 1741. La lecture va nous édifier sur la dialectique que notre constructeur de route employait pour confondre un adversaire de mauvaise foi, dont la force d'inertie ou les moyens obliques constituaient la principale, sinon la seule objection sérieuse au plan exposé :
«Angoulême est, Monsieur, comme vous savez, une ville considérable. Sa situation à la tête de la navigation de la Charente la rend très propre au commerce. Elle avait besoin pour l'y augmenter que ses chemins de communication avec les villes de Poitiers et de Bordeaux, entre lesquelles elle se trouve à peu près à égale distance, fussent rendus praticables. J'en formai le dessein, il y a trois ans, avec d'autant plus d'envie de l'exécuter, que je pensais que son utilité ne se bornerait point à ce premier objet, mais qu'elle pourrait servir à la route de poste de Paris à Bordeaux, en ce qu'elle serait plus courte que l'ancienne, qu'elle épargnerait la dépense de réparer cette ancienne, et qu'elle serait sur un terrain fort solide. C'est, Monsieur, dans ces circonstances et après avoir beaucoup avancé que j'en ai fait la proposition au Conseil qui l'a agréée. Cela entendu, je viens à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 18 de ce mois !
1. L'ingénieur de votre Généralité vous mande, dites-vous, que la nouvelle route proposée par Ruffec, Mansle et Angoulême, n'est pas si courte que celle par Aigre et Châteauneuf, que, du moins, si cette dernière est plus longue mesurée en suivant les sinuosités, elle ne sera plus telle lorsqu'elle aura été alignée, pouvant être raccourcies de deux postes par des alignements droits.
- Réponse. - Les deux routes en contestation ont deux points communs : Chaunay, du côté de Poitiers, Barbezieux du côté de Bordeaux. La distance de ces deux points est par Aigre et Châteauneuf de 13 postes, au lieu qu'elle n'est par Ruffec, Mansle, Angoulême que de 10 postes calculées à 2.450 toises la lieue. Voilà deux faits certains, sur lesquels je me suis réglé pour prétendre cette dernière plus courte que la première. Je conviens que, par des alignements, on raccourcira l'ancienne, mais je suis bien éloigné de croire que ce soit jusqu'à concurrence de deux postes. D'ailleurs, vous entendez que cela ne se peut qu'en formant le chemin sur un terrain presque partout nouveau, quand la route est faite d'un autre côté ? C'est une des choses que je viens de vous dire avoir eu en vue dans mon entreprise.
2. Votre ingénieur ajoute que l'ancienne route est, en général, bonne et sûre, qu'on y a fait depuis vingt-cinq ans pour plus de 200.000 livres d'ouvrages de maçonnerie, qui, en suivant la nouvelle, ne se trouveraient plus sur les alignements, de sorte que cela occasionnerait une dépense immense.
- Réponse. - Des 26 lieues de distance de Chaunay à Barbezieux par l'ancienne route, il n'y en a que 17 sur votre Généralité, depuis l'entrée de la forêt de Tusson jusqu'à Barbezieux, et les 9 autres sont sur la mienne et sur le Poitou. Je ne sais point si les ouvrages de maçonnerie qui ont été exécutés dans l'étendue de vos 17 lieues, depuis 25 ans, sont un objet aussi considérable que celui de 200.000 livres, mais quel qu'il soit, j'ai lieu de croire, suivant ce qui m'a été rapporté, que ces ouvrages ne concernent guère que les ponts et chaussées de Châteauneuf avec la chaussée d'Aigre, ouvrages nécessaires pour ces lieux là, quand même la route n'y passerait pas, ainsi il ne se trouveront pas perdus, et loin que le changement vous occasionne une dépense immense, il vous épargnera celle qu'il vous aurait fallu employer à faire ces 17 lieues, puisque toute la partie de la nouvelle route, qui y répond, est dans ma Généralité ou que je m'en charge, à l'exception des approches de Barbezieux.
3. Les observations de votre ingénieur vous ont paru mériter assez d'attention pour en rendre compte à M. d'Ormesson et le prier de suspendre les ordres qui pourraient être expédiés pour la continuation du nouvel alignement, jusqu'à ce que les choses aient été par nous examinées de nouveau.
- Réponse, - Ce que j'ai eu l'honneur de vous dire Monsieur, en commençant, vous présente que, de quelque façon que le Conseil pense pour la route de poste, il n'y a rien à suspendre dans l'exécution de mon entreprise parce que sa première destination, et qui seule lui suffirait, est de former la communication d'Angoulême à Poitiers et à Bordeaux ; la route de la poste n'est qu'un second parti qu'on en peut tirer. Je pense qu'on y doit d'autant moins manquer que, sans rappeler les raisons ci-dessus de raccourcir, d'éviter un double emploi, de profiter d'un chemin tout fait sur un bon terrain, il convient, pour le bien du commerce et la commodité des voyageurs, que cette route de poste passe plutôt par une ville comme Angoulême, que par les autres petits endroits où elle se trouve actuellement.
Observez, je vous en prie, que la ville où elle traverse la Charente est, comme dans l'ancienne, de votre Généralité, Mansle se trouvant substituée à Châteauneuf, et le pont qui a été fait à Mansle depuis 15 à 18 ans, des fonds de votre Généralité, est peut-être un ouvrage plus considérable que tout autre de l'ancienne route. Il y a environ trente ans que le projet, que je suis aujourd'hui, fut fort demandé et eût été exécuté suivant des ordres de la Cour, qui furent donnés, comme il paraît par des mémoires que j'ai trouvé, si alors le manque de ce pont n'en avait empêché.
Il me reste, Monsieur, à vous ajouter que, non seulement pour les 17 lieues que l'ancienne route passait dans votre Généralité, la nouvelle convient mieux, mais encore pour les 9 tant de celle de M. Le Nain que de la mienne, Ces neuf lieues sont, pour la plupart, mauvaises et difficiles à raccommoder, surtout environ deux lieues de mon département, de Villefagnan au fond des marais (La Font-des-Marais, commune d'Ebréon), c'est une terre molle, de labour ou de prairie, où le chemin ne sera jamais établi sans une grande dépense et beaucoup de dommage pour les habitants du lieu.
Je me flatte que vous voudrez bien agréer cette explication et j'espère qu'elle vous empêchera d'insister sur la révocation de la décision du Conseil.
J'ai l'honneur d'être, etc...»



Notes personnelles
C'est à Pierre Marie Jérôme Trésaguet (né 15 janvier 1717 Nevers - dcd 1796 à Paris), ingénieur en chef de la généralité de Limoges, réputé avoir appliqué la première approche scientifique dans la construction des routes vers 1760, que l'on doit les premières études sérieuses sur la construction des chaussées. Il les expose dans un mémoire rédigé en 1775...
Son revêtement était composé d'un hérisson (soubassement épais en pierre d'environ 17 cm), d'un empierrement (environ 17 cm), et d'une couche d'usure en gravier fin (8 cm).


Méthode de Trésaguet, ou ancienne méthode française.
M. Trésaguet paraît avoir été le premier ingénieur qui ait construit avec soin des routes en empierrement. Les procédés qu'il employa sont décrits dans un mémoire inséré dans les Annales des ponts et chaussées, 1831, 2e semestre, page 243. Voici, sommairement, en quoi ils consistaient.
Lorsque les terrassements avaient été exécutés et les pentes réglées conformément au projet, on creusait au milieu de la route un encaissement destiné à recevoir les matériaux qui devaient composer la chaussée. De chaque côté de cet encaissement, on posait un rang de bordures en forts moellons, de 0m.30 à 0m.40 de hauteur, ayant à peu près la forme de prismes triangulaires, dont les arêtes supérieures venaient affleurer la surface ile la route, et séparaient les accotements de la chaussée. Entre les deux rangs de bordures parallèles, on plaçait au fond de l'encaissement une couche de 0m.15 à 0m.20 de hauteur en pierres de champ, serrées l'une contre l'autre, et battues à la masse, de manière à former une espèce de pavage irrégulier. On remplissait les vides que ces pierres laissaient entre elles avec des éclats et de la pierraille ; puis on posait au-dessus, une seconde couche en pierres grossièrement cassées, de 0m.08 à 0m.10 de diamètre, par exemple. Enfin, sur cette deuxième couche, battue comme la première, on répandait, à la pelle, une troisième couche, en pierres cassées à la grosseur d'uue noix. On réservait la pierre la plus dure pour cette dernière couche
.
M. Trésaguet variait d'ailleurs la forme de ses chaussées suivant les pentes longitudinales. Dans les pays de montagnes , il faisait des chaussées creuses, et dans les plaines , des chaussées bombées , dont la flèche était à peu près le trente - sixième de la corde. Il obtint ainsi de fort bonnes routes. A la vérité, il trouvait facilement, dans le Limousin, des matériaux de bonne qualité, et ses chaussées étaient établies presque partout sur un sol ferme et résistant.
Dans un certain nombre de départements, on ne donnait pas assez d'attention au cassage et au choix des matériaux. Les pierres étaient beaucoup trop grosses et souvent mêlées de terre et de débris. L'emploi même était négligé. On recommandait bien aux cantonniers de curer la chaussée, et d'enlever la boue avant de répandre la pierre ; mais on n'y tenait pas toujours la main assez soigneusement, et il arrivait souvent, surtout dans le répandage général qui se faisait à l'entrée de l'hiver, que les ouvriers jetaient la pierre au milieu de la boue.
De tout cela il était résulté que, vers 1820, la plupart de nos routes étaient véritablement fort mauvaises, et donnaient lieu à des plaintes très-vives.


Méthode de Mac-Adam.
Ce fut à peu près à cette époque (1820) qu'on commença à parler, en France, des améliorations qu'un ingénieur anglais , M. MacAdam , avait obtenues, par des moyens très simples, sur quelques unes des routes les plus fréquentées de la Grande-Bretagne.
Dans l'état où se trouvaient nos routes, et lorsque les inconvénients de la méthode suivie pour leur entretien étaient devenus si manifestes, les idées de M. MacAdam n'eurent pas de peine à s'introduire chez nous. Il paraît même que quelques ingénieurs français avaient déjà été conduits, par leurs propres réflexions, à essayer d'un système à peu près semblable à celui que l'ingénieur anglais avait mis en pratique sur une plus grande échelle. Ce système était en effet la conséquence naturelle d'une observation que tout le monde avait pu faire.
S'il est vrai que la viabilité d'une route en empierrement dépend essentiellement du maintien de la couche de pierres cassées qui forme sa surface ; s'il est vrai que cette couche une fois traversée, la route devient bientôt impraticable, parce que les roues, pénétrant dans les joints que laissent entre elles les pierres des couches inférieures, bouleversent et détruisent la chaussée de fond en comble ; n'est-il pas naturel de penser que ces couches successives en pierres d'inégale grosseur sont à peu près inutiles, et qu'on pourrait très-bien les supprimer, sauf à augmenter l'épaisseur de la couche en pierres cassées, et à donner plus de soin à l'exécution de cette couche, qui formerait alors à elle seule tout le massif de la chaussée ?
Telle était l'idée qu'avait eue M. MacAdam. N'admettre dans sa composition des chaussées que de la pierre cassée, telle était la base de son système. ll a toutefois modifié, sur quelques autres points, les procédés d'exécution, et on lui doit plusieurs perfectionnements de détails assez importants.

Au lieu de creuser un encaissement, et d'y enfouir les matériaux qui doivent composer la chaussée, Mac-Adam relève, autant que possible, le sol sur lequel l'empierrement doit reposer, afin que les eaux s'écoulent facilement vers les terres riveraines, et que le fond de la chaussée se maintienne sec.
Il fait casser toute la pierre à une grosseur à peu près uniforme, correspondant au poids de six onces environ. Ce poids de six onces représente le maximum de grosseur; et c'est avec une balance que les agents chargés de la surveillance, s'assurent que les matériaux ne sont pas de trop fortes dimensions.
Il veut que les tas soient triés et nettoyés avec soin, et ne contiennent que de la pierre pure ; il exclut sévèrement toutes les matières crayeuses ou argileuses, et toutes les substances qui ont de l'affinité pour l'eau.
Il préfère la pierre cassée au gravier. Cependant, lorsqu'il n'a à sa disposition, pour construre une route, que des matériaux de cette dernière espèce, il les fait passer à la claie et purger soigneusement de tout mélange de terre ; il rejette les graviers ronds, et choisit de préférence les plus gros, pour les faire casser, parce que les matériaux anguleux se lient plus facilement.
Lorsqu'il s'est procuré une quantité suffisante de matériaux bien nets et bien cassés, il les répand sur le sol préparé pour les recevoir, en une seule ou en plusieurs couches, selon que l'épaisseur de la chaussée doit être plus ou moins forte.
Dans les cas les plus défavorables , et lors même que la chaussée repose sur un. terrain marécageux et compressible, il pense qu'une épaisseur de 0m.25 de pierre cassée suffit pour former une très-bonne route.


Suite de l'histoire...

Malheureusement pour Tourny, le siège de Barentin était fait d'avance : aucun raisonnement ne portait. L'intendant de La Rochelle épuisait son crédit auprès du contrôleur général à contrarier les initiatives de son collègue de Limoges. Mieux : il allait réussir Orry, en janvier 1740, avait acquiescé au changement de route proposé par Tourny. Barentin le pressait de rapporter sa décision. Voici en quelques termes, le 2 août 1741 d'Ormesson mettait Tourny au courant de l'affaire :
«La lettre que M. Barentin vous a écrite le 17 juillet dernier et de laquelle il m'a envoyé copie (1) contredit les faits sur la confiance desquels M. le Contrôleur général avait consenti au changement de la route de Poitiers à Bordeaux et cette contradiction rend indispensable la levée des plans que je vous ai demandés par ma lettre du 3 du mois dernier.
Je prierai M. Barentin de fournir ceux de la partie qui le concerne et jusque là tout demeurera suspendu à son égard au lieu que votre projet peut être continué sans interruption dans la seule vue de communiquer Poitiers avec Angoulême.
«Je suis avec respect...»
Dans le courant de novembre, Barentin n'en prévenait pas moins son collègue de Limoges que le Conseil refusait l'autorisation de poursuivre les travaux de la route à travers la forêt royale de Chardin, qui se trouvait - on le sait - dans la généralité de La Rochelle. Tourny d'écrire aussitôt à d'Ormesson qu'il y a certainement maldonne.
«A Limoges, le 27 novembre 1741.
Monsieur,
Persuadé que je suis que l'examen de mon projet de porter par Angoulême la route de poste de Paris à Bordeaux ne lui sera qu'avantageux et que, plus le Conseil aura de connaissance de l'état des choses, plus il m'approuvera d'avoir cherché à épargner beaucoup de dépense et à joindre en même temps la commodité générale du commerce de Paris à Bordeaux avec l'utilité particulière de ma généralité, je n'ai eu aucune peine à recevoir la lettre par laquelle vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 2 août dernier que la contradiction présentée par M. Barentin des faits, sur la confiance desquelles M. le Contrôleur général avait agréé le changement de route, rendait indispensable la levée des plans de l'ancienne et de la nouvelle. J'ai eu même, Monsieur, d'autant plus lieu d'en être content que vous me faisiez l'honneur de m'ajouter que, jusqu'à la levée de ces plans, tout demeurerait suspendu à l'égard de M. Barentin, c'est-à-dire par rapport aux travaux de l'ancienne route, au lieu que mon projet pouvait être continué sans interruption dans la seule vue de communiquer à Angouléme.
En effet, Monsieur, soit que la décision du Conseil sur le passage de la poste la laisse où elle est établie, soit qu'on la transporte par Angoulême, il est également nécessaire que cette ville et tout ce qui est derrière elle communiquent aisément d'un côté à Bordeaux et de l'autre à Poitiers, que, par conséquent, le chemin en soit réparé suivant les dessins qui en ont été pris. Cependant, Monsieur, dans l'impatience où j'étais de voir arriver un arrêt du Conseil dont, au mois de mai dernier je proposais à M. Barentin de faire la demande pour aligner le chemin d'Angoulême à Bordeaux, dans la forêt de Chardin qui forme, à deux lieues et demie d'Angoulême, une langue de terre de sa généralité enclavée dans la mienne, je lui écrivis, ces jours derniers, pour savoir si cet arrêt était expédié et le prie en cas qu'il le fut, d'aller en avant sur son exécution, ou de me l'envoyer pour la suivre comme nous en étions convenus, mais j'ai été fort surpris d'apprendre que, lorsqu'il vous avait écrit contre le projet de la nouvelle route, il vous avait en même temps demandé de suspendre l'exécution dudit arrêt, dont il avait adressé le projet à M. de Baudry. Sans doute, Monsieur, qu'il ne songeait point, alors qu'il en était besoin, indépendamment du changement de route, et qu'il ignorait que vous pensassiez que de façon ou d'autre, la réparation de la communication d'Angoulême à Poitiers et à Bordeaux devait être continuée. Je lui écris aujourd'hui, Monsieur, pour lui j représenter ces deux points et l'engager à ne point s'opposer davantage audit arrêt.
Je vous supplie qu'en conséquence l'expédition n'en soit pas plus longtemps différée, afin qu'on puisse profiter de l'hiver pour le travail qui doit s'ensuivre. Tout ce qu'on a voulu faire à la route de Paris à Bordeaux, lors du départ de Madame de France pour l'Espagne (2) donne l'idée qu'avant peu d'années, il pourrait arriver telles circonstances où l'on serait fâché d'avoir négligé de perfectionner à peu de frais une partie de 20 lieues qui se trouve de nature h être la plus belle de la route, ainsi que la plus commode pour les lieux de couchées.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE TOURNY.
(1)
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(2) Louise-Elisabeth de France, fille ainée de Louis XV, que l'on appelait Madame Première et qui fut la seule des six filles du Roi à se marier. Née le 17 août 1727 elle épousa le 26 août 1739 - par procuration - l'infant d'Espagne Don Philippe, troisième fils de Philippe V, qui allait devenir, par suite des traités d'Aix-la-Chapelle en 1748, duc de Parme, de Plaisance et de Guastalla. - Les cérémonies du mariage terminées, ainsi que les fêtes données à cette occasion à Versailles et à Paris, la jeune princesse gagna l'Espagne à petites journées, pour lui épargner toute fatigue. L'itinéraire avait été préparé avec force ménagements. En dehors des nuitées quotidiennes, il y avait un repos complet tous les trois ou quatre jours. La route, à ce que semble indiquer Tourny fut réparée pour permettre un voyage commode. - Le 11 septembre, la princesse et sa suite étaient à Châtellerault ; le lendemain, elles arrivaient à Poitiers ou elles restèrent trois jours ; puis le voyage se poursuivit par Saintes et Blaye qu'elles n'atteignaient que le 23 septembre. Elles franchirent la frontière franco-espagnole le 13 octobre seulement. On remarque que le cortège princier évita la traversée de l'Angoumois, sans doute en raison du mauvais état des chemins.

Et de la même encre, le même jour, le 27 novembre 1741, il répondait à Barentin :
«Vous m'étonnez, Monsieur, lui disait-il, en m'apprenant que l'expédition de l'arrêt pour l'alignement du chemin dans la forêt de Chardin a été sursise. Vous verrez par la copie ci-jointe de la lettre de M. d'Ormesson du 20 août dernier que je n'avais pas lieu de m'y attendre. En effet, quelle que soit la décision du Conseil sur le passage de la poste, soit qu'on la laisse où elle est établie, soit qu'on la transporte à Angoulême, il est également nécessaire que la distance de cette dernière ville à Barbezieux soit réparée pour donner à l'Angoumois, au Limousin qui est derrière lui, et à plusieurs autres provinces une communication facile et commode avec Bordeaux ; c'est en conséquence que j'ai fait exécuter cette année les ponts, chaussées et autres ouvrages projetés dans cette distance.
Je vous supplie donc de ne point opposer à la demande que je vais faire à M. d'Ormesson dudit arrêt relativement à ce que dessus, même de vouloir bien concourir aux choses que je trouverai à propos en hiver pour mettre en état cette communication.
J'ai l'honneur d'être, etc... »
Mais Barentin ne se laisse point fléchir. Il rétorque à son correspondant que la décision du Conseil doit être appliquée - et l'interprétation qu'il en donne est évidemment différente de celle admise par Tourny. - Il lui dit le 7 décembre 1741 :
«La lente de M. d'Ormesson, Monsieur. dont vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer une copie, fait sentir que l'intention du Conseil est de surseoir aux travaux de la route d'Angoulême à Barbezieux jusqu'à ce que votre ingénieur et et celui de ma généralité aient dressé des plans des deux routes afin de constater les faits sur lesquels nous ne paraissons pas être d'accord. Dans ces circonstances, je pense qu'avant de ne rien faire, il convient d'attendre la décision que donnera M. le Contrôleur général, après qu'il aura examiné nos plans réciproques.
Je suis, etc...»
A peine arrivé à Limoges, cette lettre valait à son auteur la parfaire réplique que voici et que Tourny expédia le 18 décembre.
«Permettez-moi, mon cher confrère, de vous représenter que vous vous traitez rigoureusement en ne vous prêtant point à ce que j'ai eu l'honneur de vous demander pour l'alignement du chemin dans la forêt de Chardin et en donnant à la lettre de M. d'Ormesson une interprétation contraire à ce chemin. Le Conseil, avant de décider par quel endroit passera la route de poste de Paris à Bordeaux, veut que les plans des deux côtés lui soient présentés pour s'assurer de ce qui sera le plus convenable. Rien n'est plus dans l'ordre, mais il ne désire pas que le chemin dont Angoulême a besoin pour communiquer soit avec Poitiers, soit avec Bordeaux, reste dénué des réparations qui lui peuvent être nécessaires. Cette proposition résiste à la justice et à la prudence de son administration.
Quand M. d'Ormesson parle dans sa lettre de la communication d'Angoulême avec Poitiers, il est évident qu'il a entendu pareillement celle d'Angoulême avec Bordeaux, qui est encore plus nécessaire que l'autre, en ce que de Limoges on passe par Angoulême pour aller à Bordeaux. Je vous prie donc de vous rendre à une chose qui n'intéresse point notre petite contestation, qui ne serait pas moins nécessaire à faire quand l'ancienne route subsisterait et qu'exige l'utilité publique.
J'ai l'honneur d'être, etc...»
Le lendemain même du jour où cette lettre partait pour La Rochelle, le Conseil, avec éclat, donnait raison à Tourny contre Barentin sur l'un des points litigieux qui existaient alors. Les arguments de ce dernier étaient écartés, ceux de notre constructeur de route admis. La percée de la forêt royale de Chardin, dans la paroisse:de Saint-Estèphe, qui dépendait - nous le savons - de la généralité de La Rochelle, était enfin autorisée. Le sous-intendant chargé des eaux-et-forêts l'annonçait à M. d'Ormesson en ces termes :
«A Paris, le 21 décembre 1741.
Monsieur,
Il a été rendu, le 19 de ce mois, un arrêt qui ordonne la vente des bois étant dans l'alignement du nouveau chemin qui conduit d'Angoulême à Bordeaux, passant au travers de la forêt appelée de Chardin. appartenant au Roi. Je vais, Monsieur, faire expédier cet arrêt et dès que je l'aurai, je l'adresserai au grand Maître des eaux-et-forêts du département de Poitou, afin qu'il tienne la main à son entière exécution.
Je suis avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE BAUDRY.»
M. d'Ormesson ne perdit pas de temps, lui aussi. Il avisait Tourny dès le 27 décembre :
«Monsieur.
L'arrêt qui ordonne essartement de la forêt du Chardin, dans l'étendue de l'alignement que vous avez fait tracer, a été rendu le 19 de ce mois, et M. de Bandry, qui l'a fait signer, vient de m'écrire qu'il en adressera dans peu de jours l'expédition au grand-Maitre des eaux-et-forêts du Poitou, pour le faire exécuter. Je suis, etc...»
L'Angoumois relevait de la Grande-Maitrise des eaux-et-forêts de Poitou et était lui-même divisé en deux maitrises particulières, celle d'Angoulême et de Cognac, chacune englobant dans son territoire un certain nombre de grueries. Moins d'un mois après qu'il était rendu, l'arrêt du 19 décembre 1711 était enregistré à la maitrise d'Angoulême, le 22 janvier l742, et l'adjudication accordée dans l'été qui suivit. Le travail devait être en principe achevé avant la fin de l'année. Comme l'écrit M. Lhéritier, le savant historien qui réhabilita Tourny, celui-ci faisait pousser fiévreusement les travaux de la nouvelle route. En 1741, l'oeuvre était avancée.
Et d'ajouter que notre intendant se refusait de l'interrompre «en dépit des ordres, formels qu'il reçut de ses chefs, impressionnés par les doléances de quelques ingénieurs et de certains intendants envieux de leur collègue».

Du reste, les moments les plus difficiles étaient passés. L'administration des ponts-et-chaussées, à cette époque, revêtait sa forme définitive. Le service était véritablement constitué la charge du détail donnée à un intendant nouveau. Daniel Trudaine, dont on avait apprécié les excellentes méthodes administratives en Auvergne, allait prendre la direction générale des ponts-et-chaussées, pour l'illustrer pendant vingt-six ans. Son fils d'abord. Trudaine de Montigny, pendant huit ans, l'un de ses collaborateurs, Chaumont de la Millière, ensuite, pendant quinze ans, devaient marcher sur ses traces et continuer l'entreprise. Avec de pareils animateurs, si bien faits pour le soutenir désormais, nul doute que Tourny ne mène à bonne fin l'oeuvre commencée. Aussitôt que Trudaine fut installé à son poste, il le saisit de l'affaire en ce sens :
«A Limoges, le 29 mai 1742.
Monsieur,
J'ai proposé de changer la route de Paris à. Bordeaux, depuis Chaunay jusqu'à Barbezieux, et de la faire passer par Angoulême. Ce changement a d'abord été approuvé par M. le Contrôleur général, sur les mémoires que j'ai envoyés, accompagnés des plans de la nouvelle route. Ensuite. M. Barentin l'ayant contredit. M. le Contrôleur général ayant jugé à propos que la décision en fut suspendue jusqu'à ce que les plans de l'ancienne route eussent été fournis de sa part, pour faire connaitre laquelle des deux routes méritait la préférence. Comme c'est dans ce temps-ci que mon confrère s'est proposé de faire lever ces plans, voudriez-vous bien, Monsieur, prendre connaissance de l'affaire et lui donner un mouvement qui la conduise bientôt à sa fin. Je ne vous répéterai rien de tout ce que j'ai déjà écrit à ce sujet, je vous prie seulement d'en prendre lecture, en vous faisant représenter les lettres qui sont au bureau des Ponts-et-Chaussées, dont l'état sera ci-joint.
J'espère que vous y connaîtrez que nous ne serions pas en différend, M. Barentin et moi, s'il ne donnait pas plus à l'intérêt particulier de son département qu'au bien général du public et à l'épargne des fonds des Ponts-et-Chaussées. J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Tourny.»
Sur la nature de cette lettre, le nouveau directeur écrivit le 4juin :
«Me rapporter les lettres mentionnées dans l'état ci-joint et tout ce qui concerne cette affaire.» Trudaine voulait étudier le dossier ; il ne tarda pas à entrer dans les vues de Tourny, qui lui répondait bientôt :
«A Limoges, le 22 juin 1742.
Monsieur,
Je vous suis infiniment obligé de vos bonnes dispositions à me seconder pour perfectionner la communication d'Angoulême à Poitiers et à Bordeaux. J'espère qu'au moyen de ce que vous mandez à M. Barentin, non seulement il n'éloignera plus l'exécution de l'arrêt du Conseil rendu le 19 décembre dernier, pour l'alignement du chemin d'Angoulème à Bordeaux, au travers de la forêt du Chardin, mais encore qu'il prendra des mesures pour mettre en état la partie de la Saintonge qui se trouve entre l'extrémité de l'Angoumois et la ville de Barbezieux, où se rencontre l'ancienne route. Cependant, quelle que soit là-dessus mon espérance, je crois qu'il ne sera pas inutile, pour en accélérer l'effet, que vous ayez la bonté d'en presser, de temps en temps, M. Barentin, parce que, étant constant. (comme Monsieur, voilà me le mandez très bien, et l'ai toujours pensé) que je ne puis travailler plus efficacement pour parvenir à l'objet que je me propose en perfectionnant la partie du chemin par Angoulême ; aussi M. Barentin sent-il qu'il ne peut mieux nuire à mon objet qu'en laissant non faites les parties de ce chemin qui dépendent de son département ; par conséquent, s'il persistait dans son idée, ces parties n'iraient point ou iraient bien lentement.
J'ai tellement pensé que le meilleur moyen d'arriver à mon but était de commencer par former le chemin en question et de le perfectionner autant que je pourrais ; que, dans la partie d'Angoulême à Poitiers, s'étant trouvé une étendue de la Saintonge enclavée dans l'Angoumois de 7.292 toises du pont de Churet à Mansle, j'ai demandé à M. Barentin la permission de la faire faire, et, l'ayant bien voulu, je ne me suis pas embarrassé d'y dépenser des fonds de ma Généralité que j'aurais fort désiré employer. Au surplus, Monsieur, ce n'est pas seulement M. Barentin qui doit être invité à entrer dans ce qui concerne le chemin par Angoulême; du côté de Poitiers, il y a une distance de 5.230 toises dans le Poitou, depuis le village de chez Lemort jusqu'à Chaunay. M. Le Nain a très bonne volonté pour la faire faire. Il en est convenu, il me l'a promis. Il l'a écrit au Conseil. Il fit même tracer cette partie l'année dernière ; mais il n'a pas à ce sujet autant d'impatience que moi. IL souhaiterai fort qu'il lui en fut inspiré. Cette étendue est un pays plat, d'un terrain assez solide laquelle n'a besoin - moins, à l'effet d'être suffisamment ébauchée pour le passage et pour un passage fort praticable - que d'être fossoyée suivant les alignements tracés, regalée dans différent endroits et le cailloutage sortant des fossés jeté au milieu pour la bomber, le tout sans aucun ouvrage de maçonnerie ; travail, par conséquent, que les corvées pourraient aisément faire en peu de temps, après la récolte prochaine. La façon dont elle se prépare me fait, Monsieur, infiniment regretter, que je n'aie point de fonds dans l'Etat du Roi, pour m'aider à employer celles de ma généralité cette année et l'hiver prochain comme je souhaiterais, pour achever bien des endroits et en achever d'autres. Ne pourriez-vous pas m'autoriser à faire à ce sujet quelques dépenses par anticipation ? Je tacherais d'en tirer bon parti.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Tourny.»

Atlas de Trudaine : route royale par Ruffec.

Lorsque ces lignes parvinrent à Trudaine, le 27 juin 1742, il les annota de la sorte :
«Ecrire à M. Le Nain (l'intendant de Poitiers) qu'il paraîtrait convenable de faire travailler à cette partie du chemin qui est dans sa généralité et que, s'il veut bien en faire faire le devis par l'ingénieur qui sert près de lui, je tâcherai de lui procurer des fonds pour y travailler l'année prochaine.»
«Demander à M. de Tourny quels sont les ouvrages qu'il voudrait faire faire par corvée et combien il lui faudrait de fonds pour les mettre en mouvement.»
Le 30 juin 1742, une lettre rédigée dans ce sens était envoyée à Tourny. Elle était bientôt suivie d'une seconde, ainsi conçue :
« 30 août 1742
Monsieur,
Je viens de recevoir une lettre de M. Barentin par laquelle il me donne avis que l'ingénieur de son département a levé les plans de la route de Poste de Paris à Bordeaux dans l'étendue qui le concerne, et qu'après avoir rapporté ses différentes opérations sur une seule carte, il retournera sur les lieux le 15 du mois prochain pour constater ses alignements. Il demande que, pour lors, les ingénieurs des trois généralités se trouvent ensemble à un endroit convenu et qu'ils dressent leur rapport des deux routes, en les parcourant l'une après l'autre, les plans à la main.
Je ne vois pas de meilleur moyen pour se mettre en état de décider la question et je vous prie d'y concourir de votre part en vous concertant avec M. Barentin sur le temps et sur le lieu auxquels il faudra que votre ingénieur aille joindre le sien. Je fais la même prière à M. Le Nain.
Je suis, etc...»
Immédiatement, Tourny donna l'ordre à l'ingénieur Ponchon, qui depuis plusieurs années connaissait parfaitement la question, de se rencontrer avec ses collègues de Poitiers et de La Rochelle. Mais s'ils exécutèrent ensemble le voyage d'inspection, commandé en haut lieu, ils ne se mirent point d'accord sur les conclusions à tirer. Ponchon crut devoir rédiger un rapport spécial en son « particulier». Ce rapport - le seul qui soit arrivé jusqu'à nous, est instructif parce qu'il nous renseigne sur l'état des travaux de la route d'Espagne, peu de temps avant que Tourny n'abandonne la Généralité de Limoges pour celle de Bordeaux et qu'il constitue avec les explications qu'il donnera, le meilleur témoignage en faveur de son initiative. Nous, ingénieur du Roi, ayant la conduite et inspection des ponts-et-chaussées de la généralité de Limoges, nous étant transporté au bourg de Chaunay en Poitou pour, en exécution des ordres du Conseil, visiter la partie de l'ancienne route de poste de Paris en Espagne, depuis Chaunay jusqu'à Barbezieux, comme aussi de la nouvelle route proposée qui part du même lieu de Chaunay passant par Ruffec, Mansle, Angoulême, Roullet et se termine à Barbezieux nous serions partis de Chaunay le dix-neuf septembre 1742, accompagné de MM. Gendrier et Baudoin, et, ayant pris l'ancienne route de poste, nous aurions fait, pendant ledit jour et autres suivants, les remarques et observations ci-après détaillées jusqu'à Barbezieux,
Savoir :
1e Que, depuis Chaunay jusqu'à Montjean, (1) le chemin y est passablement bon dans un pays de plaine en terres fortes ; il conviendra de caillouter le nouvel alignement d'un bout à l'autre;
2e Que, depuis Montjean jusqu'à Villefagnan, (2) le chemin y est très mauvais, si tellement sinueux et traversé par d'autres chemins qu'il est facile de s'y égarer ; le pays, qui est extrêmement, couvert, ne nous a pas permis de connaître précisément où passeront les lignes de redressement, mais, selon la nature du terrain, cette partie, étant traversée de ruisseaux et de marais, sera très coûteuse à mettre en bon état ;
3e De Villefagnan jusqu'à la grande allée de la forêt de Tusson (3) le chemin y est fort mauvais, à peu près comme la partie ci-dessus, mêlée de terres cendreuses et terres fortes ;
4e De la forêt de Tusson jusqu'au bourg d'Aigre (4), le chemin, quoique en général sur un bon fond, y est fort difficile, étroit et sinueux ;
5e Du bourg d'Aigre à celui de Saint-Gybardeaux, le chemin y est extrêmement tortueux et traversé par des ruisseaux et mauvais pas ;
6e De Saint-Cybardeaux à Châteauneuf, le chemin y est passable ;
7e De Châteauneuf à Barbezieux, le chemin y est tortueux et mauvais sur la longueur d'une demi-lieue, du côté de Barbezieux.
8e La longueur de cette route ne peut-être qu'incertaine jusqu'à ce que les projets de redressement soient arrêtés et tracés sur le terrain. Il est très difficile de savoir à quoi s'en tenir, n'ayant pu visiter les endroits par où passeront les lignes de redressement de cette route, c'est que la dépense en sera forte, qu'il y aura au moins six ponceaux avec leurs chaussées à faire ainsi que du cailloutage dans les trois-quarts de sa longueur, des déblais et remblais considérables pour lui donner des pentes douces et uniformes.
Et, étant parti de Barbezieux pour faire la visite de la nouvelle route proposée, passant par Jurignac, Roulet, Pont-de-Churet, Mansle, Ruffec, Les Adjots et Chaunay, nous aurions observé :
le Que depuis la ville de Barbezieux jusqu'à l'entrée du bourg de Roullet, (5) il n'a encore été fait aucun ouvrage, à l'exception de quelques tracés du côté de Roullet et qu'en passant sur la chaussée de Nonaville et du Pont-à-Brac, cette partie a de longueur, suivant les projets de redressement 10.505 toises, que le terrain en est bon et solide, à l'exception de 10.000 toises du côté de Barbezieux qu'il faudra caillouter.
(1) De la généralité de Poitiers.
(2) De l'Angoumois, généralité de Limoges.
(3) De la généralité de Poitiers.
(4) De la généralité de la Rochelle, ainsi les 5, 6e et 7e section ci-dessous. Est inscrit en outre de la main de Tourny le nota suivant : «Qu'il n'a été fait aucun plan ni de l'état de l'ancien chemin ni du redressement d'icelui, quoique les ingénieurs des généralités de La Rochelle et de Poitiers disent, dans leur rapport, que la route, mesurée suivant les projets de redressement faits sur différents plans que chacun de nous a apportés, ait 44.046 toises de longueur».
(5) Les 2/3 sont de la généralité de La Rochelle. Tourny ajouta, en plus, cette annotation : «S'il n'y a encore rien de fait, c'est par le refus de M. Barentin que les paroisses de sa généralité, mêlées avec celles de la mienne travaillassent.»

Suite secteur Barbezieux :
2e Que, depuis Roullet jusqu'à l'entrée du faubourg Saint-Pierre de la ville d'Angoulême, (1) cette partie, qui est de 5.471 toises courantes, est sur un bon fond alignée et ouverte sur 40 pieds de largeur et qu'au moyen de 5 à 600 toises cubes de remblai pour élever trois petits fonds et du transport de la chaussée des Eaux Claires, percée de deux ponceaux et de quelques regalements (étendre de la terre, du sable, des cailloux sur une faible épaisseur pour redresser le niveau) de terres à l'effet de mettre les bords du chemin de niveau, cette partie sera roulante et parfaite, y ayant été fait sept ponceaux, savoir 5 de 8 et 2 de 4 pieds d'ouverture, élevés sur de petits ruisseaux qui traversent le chemin, lesquels ponceaux ne sont point exposés à supporter la violence d'une grande quantité d'eau, de sorte qu'une simple construction en moellon plats avec tètes de pierre de taille suffit; si les mortiers et l'appareil des tètes ne sont point des qualités requises, c'est une négligence de l'ouvrier pour raison de quoi l'entrepreneur est en procès avec celui de ses associés qui les a faits à l'effet de l'obliger de refaire les tètes, tablettes et murs et ailes d'une meilleure construction.
3e Que, depuis Angoulême jusqu'à Mansle, ce qui fait une longueur de 14.611 toises, également alignée et ouverte sur 40 pieds de large, le chemin y est bon et solide, et si ce n'est quelques cailloutages encore imparfaits qui se pourront perfectionner aisément en les recouvrant de menues pierrailles, qui se trouvent dans les fossés, lesquels n'ont pas encore la profondeur ni la largeur prescrites, et moyennant 3 à 400 toises cubes de remuement de terres pour mettre les bords du chemin de niveau en le bombant, cette partie sera parfaite. Les ponceaux qui y sont construits sont à peu près de même qualité que ceux ci-dessus, étant de même entrepreneur qui les a faits ; ils seront rétablis; ils sont plus nécessaires pour l'élévation des fonds qu'à l'écoulement des eaux qui y passent. 4e Que, dans la partie depuis Mansle jusqu'à la sortie de la ville de Ruffec, (3) dont la longueur est de 8.703 toises alignée et ouverte sur même largeur que le précédent article, le terrain est de même qualité, bon et solide, caillouté d'un bout à l'autre, de sorte qu'en achevant de creuser les fossés, les menues pierrailles qui en proviendront étant jetées et arrangées sur le milieu du cailloutage, perfectionneront cette partie, laquelle sera, ainsi que celle ci-dessus, très roulante. A la sortie de Mansle, l'on rencontre un grand pont de pierre, bâti sur la Charente, composé de neuf arches, extrêmement élevé, en bon état, à la suite duquel on élève actuellement une chaussées de 180 toises de long, de 30 pieds de large en sa crête, percée de cinq arches en pierre de taille et moellons échantillonnés, trois (les-dites arches de 18 pieds d'ouverture et 2 de 15, dont la construction, faite par le même entrepreneur des ponts ci-dessus, est belle bonne et solide.
5e Que depuis la sortie de Ruffec jusqu'au point de séparation des généralités de Poitiers et de Limoges (ce qui forme une longueur de 5.227 toises courantes) le chemin est aligné et ouvert dans l'espace de 2.132 toises, (4) sans autres ouvrages faits que des fossés dont le déblai, qui n'est que pierraille, a été jeté sur les bords du chemin en 1.050 toises de longueur„ et ensuite deux simples tracés qui narguent seulement l'emplacement du nouveau chemin, lequel, dans cet intervalle aligné, ainsi que dans le reste de la longueur non alignée, aura besoin, d'être caillouté, à l'exception d'environ 300 toises du côté de Ruffec, dont la superficie est aussi pierreuse que le fond. A la sortie de Ruffec est un ponceau, fait à neuf, (5) d'une assez bonne construction pour un endroit où il ne passe de l'eau que très rarement.
Que, dans la partie, depuis le point de réparation des généralités de Poitou et de Limoges jusqu'à l'arrivée de Chaunay, laquelle n'est point encore alignée et dont la longueur est de 4.972 toises en plat pays, il conviendrait de caillouter environ la moitié de cette étendue, les pierres et gravois se trouveront à un pied de profondeur et proviendront de fouille des fossés.
(1)
De la Généralité de Limoges.
(2) 6.131 toises jusqu'au pont de Churet : de la Généralité de Limoges ; et 7.888 toises, jusque, et y compris Mansle, de la Généralité de La Rochelle. Puis de la main de Tourny : J'ai fait faire, également tant par corvées que par entreprise, les ouvrages de l'une et de l'autre généralité, du consentement de M. Barentin.
(3) De la Généralité de Limoges.
(4) De la Généralité (le Limoges.
(5) Ce ponceau été construit en 1741 ou 1742, si l'on compare les termes de ce rapport avec ceux du mémoire de 1710 que avons publié précédemment. Munier a parlé de lui, en 1779, en ces termes : «On traverse le vallon de la Péruse, à l'entrée de Ruffec, sur un remblai considérable qui couvre une arche de quinze pieds d'ouverture. Cette construction parait déplacée au premier coup d'oeil, dans un vallon tapissé de prairie et dans lequel on ne voit pas même une goutte d'eau, pendant la plus grande partie de l'année ; néanmoins, en regardant un peu plus attentivement le fond du vallon, on y aperçoit la trace verdoyante d'un courant, appelé la Péruse qui ne parait qu'après des pluies abondantes et continues. Cette rivière temporaire, qui parvient de plusieurs fontaines de cette espère qui se trouvent à différentes distances de la route, ne parait que dans les hivers pluvieux ; elle fertilise alors tout le fond du vallon qu'elle arrose et semble reprocher à l'architecte du pont de ne pas lui avoir ménagé un plus grand passage...» (Essai d'une méthode générale... tome 2, page 149)

De toutes les observations ci-dessus, il résulte que la nouvelle route de poste proposée n'ayant que 49.189 toises de longueur, qui ne font que 20 lieues 489 toises, à raison de 2.150 toises par lieue, doit être plus courte que l'ancienne, qui contient actuellement 13 postes dont on doit croire les lieues de la même étendue. Il n'y a aucune apparence de présumer qu'elle puisse être raccourcie, par les alignements qui la redresseront, d'environ 6 lieues, à moins que ces lieues, qui forment les 13 postes, ne soient pas d'une étendue de 2.450 toises ; en ce cas, elle se rencontrerait à peu de la même longueur que la route proposée. Enfin, il n'est guère possible, jusqu'à ce que les tracés du redressement de l'ancienne route soient marqués, de pouvoir faire un parallèle juste de ces deux routes ; l'on observera seulement sur celle proposée, passant par Angoulême, que ses avantages se présentent d'eux-mêmes rien n'est inconnu sur cette route ; elle est découverte d'un bout à l'autre ; l'on passe actuellement dessus. Tous les matériaux, excepté la pierre de taille et la chaux, se trouvent dans les fossés. Il parait visiblement que le fond en est bon et solide, presqu'en plaine, et il est manifeste qu'avec, une dépense modique, l'on achèvera de la mettre, en peu de temps, dans un état de perfection, ce que l'ancienne route ne pourra acquérir qu'avec des dépenses immenses et un travail de plusieurs années, après un dégât considérable d'excellents fonds sur lesquels passeront les nouveaux alignements. (1)
Lequel rapport nous avons cru devoir faire en notre particulier, n'ayant point signé celui de nos confrères.
Fait à Chaunay, le vingt-six du mois de septembre 1742.
Signé : PONCHON.
Si nous ne connaissons pas les termes du rapport des ingénieurs Gendrier et Baudoin, des généralités de Poitiers et de La Rochelle, Tourny, lui, en eut connaissance. Et voici de quelle manière il crut devoir le réfuter, aux yeux de Trudaine, sans se soucier, du reste, de son état de santé:
«A Limoges, le 5 octobre 1742.
Monsieur. je m'imagine qu'en lisant le rapport dressé par les ingénieurs de la Saintonge et du Poitou (en marge, de la main de Tourny : «Quelle raison de préférence ne porte pas avec elle la seule ville d'Angoulême ?) au sujet de la route de poste de Chaunay à Barbezieux, et de celle que j'ai proposé de lui substituer, vous aurez été très surpris de voir qu'ils se soient expliqués aussi succinctement sur la première et qu'ils aient fait la critique de l'autre avec une partialité si marquée. Tant de choses sont, Monsieur, à vous représenter contre ce rapport, que je ne le puis faire dans un temps où, détenu au lit depuis trois jours par une fièvre qui me tourmente fort, je me trouve hors d'état de m'appliquer. J'ai seulement l'honneur de vous envoyer le rapport du sieur Ponchon - j'y ai mis quelques notes - qui n'a pas cru devoir accéder à celui de ses confrères. Je n'en suis guère moins mécontent pour n'avoir vu de l'ancienne route que ce que les deux ingénieurs de la Saintonge et du Poitou lui ont voulu laisser voir, c'est-à-dire des projets de redressement jetés au hasard sur le papier, - qui n'ont eté ni examinés, ni vérifiés sur les lieux. Voila pourquoi ces messieurs ont parlé si brièvement de l'ancienne route : ils ne pouvaient s'en expliquer en détail qu'ils n'eussent fait les examens qu'ils n'auraient pas faits ou qu'ils n'eussent mis en évidence qu'ils avaient mal à propos moqué de les faire. Ils blâment les ponceaux de route sur deux choses, l'une que la construction n'en a pas été ordonnée assez solidement, l'autre qu'elle n'a pas été bien exécutée par l'entrepreneur. Quant an premier point, leur blâme - ainsi que me l'a dit M. Ponchon - roule sur ce que les ponceaux ne sont point construits de moellon échantillonné aux chaines de pierre de taille. Il n'a été pratiqué, jusqu'à présent, dans cette généralité, que quand il n'était question que de ponceaux de 4, 6, ou 8 pieds, au plus, et non exposés à des courants rapides, tels que ceux dont il s'agit, il suffisait de têtes de pierre de taille, sans augmenter la dépense par des chaines qui ne paraissent pas nécessaires, et qu'il y avait aussi d'autant moins lieu à y vouloir employer du moellon échantillonné que celui de cotte généralité, bon de sa nature, n'était nullement propre à recevoir cette façon. A l'égard de la mauvaise construction, si elle est telle qu'elle est prétendue par ces messieurs, il faut qu'elle soit condamnée et que l'entrepreneur, sans aucune grâce, refasse les ponceaux à ses dépens, an moyen de quoi cela n'influera nullement sur la route. Mais ils ont assurément parlé au hasard, en pensant que le mortier de intérieur de ces ponceaux manque de chaux et qu'elle n'a pas été bien incorporée avec le sable, n'ayant fait aucune ouverture qui leur en ait pu donner la preuve. Comme, lors de construction, à plus de vingt lieues de Limoges, l'ingénieur n'y pouvait pas veiller, je chargeai une personne d'Angoulême, qui s'entend fort en bâtiment, de les aller examiner. Elle s'en acquitta exactement et me manda, à différentes reprises, que le mortier était gras, le travail bon, etc. D'ailleurs, M. Ponchon, qui les visita le printemps dernier, me rapporta seulement qu'il y avait du défaut à quelques têtes de pierre de taille et tablettes de noir en aile, qui n'étaient pas d'un assez bon appareil et j'ordonnai, conséquence, qu'elles fussent refaites ensemble des murs en aile, dont M. Ponchon n'était pas aussi tout à fait content, et cela eut été déjà exécuté, s'il n'y avait eu contestation entre les entrepreneurs qui sont trois associés, deux ayant prétendu que ce rétablissement devait être aux dépens particuliers du troisième, qui s'était chargé de la construction de ces ponceaux, pendant qu'eux étaient occupés à la Chaussée de Mansle...

… Suite de la lettre du 5 octobre 1742.
« Quand M. Ponchon a voulu faire entendre à ces messieurs, par ces réflexions et autres, le peu de lieu et de raison qu'ils avaient de blâmer aussi fortement ces ponceaux, on vante, ont-ils répondu, M. de Tourny pour faire faire beaucoup de chemins et d'ouvrages, dans sa généralité, à bon marché, il est bon que nous fassions sentir au Conseil ce que c'est que ces chemins et ces ouvrages, etc...
Vous comprenez, Monsieur, combien une pareille idée de basse jalousie dégrade la sincérité et l'impartialité qu'il doit y avoir dans un rapport ; et, continuaient-ils, afin de ramener un peu M. Ponchon, qu'est-ce que cela vous fait ? Nous approuvons la chaussée de Mansle, construite de votre temps, etc...
De vous à moi, Monsieur, je ne répondrai pas que celui-ci n'ait été flatté et, intérieurement, bien aise de l'espèce de supériorité que cela donnait à son temps sur celui de son prédecesseur. Rarement, même chez les honnêtes gens, le coeur de l'homme a une vertu assez pure pour ne pas aimer à être exalté aux dépens d'autrui, y sentit-il une certaine fausseté.
Par rapport à la longueur des deux routes, j'ai comparé, dans mes lettres écrites au Conseil et mémoires qui les ont accompagnées, 13 postes contre 20, lieues formées de 2.450 toises chacune. L'un et l'autre sont constant ; j'ai peiné à comprendre que les ingénieurs de la Saintonge et du Poitou puissent, par leurs redressements, réduire ces 13 postes à 44.000 toises qui ne feront que 18 lieues. Il faudrait même que les plans me fussent communiqués pour que je le crusse. Les miens leur ont été montrés ; ils les ont suivis pied à pied sur le terrain ; rien de tout cela de leur part ; il y avait même plus d'un tiers de la route, ou pour parler juste 5 postes et demie - depuis la forêt de Tusson une lieue au-delà d'Aigre jusqu'à Chaunay - dont ils n'avaient aucun plan, et sur les plans des sept postes et demi restantes, les lignes de redressement étaient jetées à vue, au gré de l'imagination.
Mais, Monsieur, en dictant j'oublie ma fièvre je voulais seulement vous dire un mot et en voilà bien long ; cependant il me semble que ce n'est pas encore le quart de ce que j'ai à vous représenter.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE TOURNY.
Mais Trudaine ne s'émut pas davantage de ce qu'il pouvait y avoir de passionné - de fiévreux ! - dans ce plaidoyer. Il écrivit en marge : à joindre au dossier, et attendre les nouveaux éclaircissements.
Puis cette note caustique, qui ne manque pas de dévoiler l'habile impulsion du pouvoir central : les visites réciproques de départements sont toujours très utiles et piquent d'émulation les intendants et les ingénieurs : - 12 octobre 1742.»
Entre temps, il écrivait à Tourny cette lettre dont le post-scriptum seul présente de l'intérêt.
12 octobre 1742.
M.., je viens de recevoir le rapport que les trois ingénieurs de Limoges, Poitiers et de La Rochelle ont dressé des deux routes de poste de Paris à Bordeaux. Il parait qu'on ne vous avait pas fait un apport exact de la longueur de ces deux chemins depuis Chaunay jusqu'à Barbezieux, puisque vous pensiez que celui qui passe par Angoulême était le plus court. Je vous prie de me marquer quel est aujourd'hui votre sentiment sur ce projet et ce que l'ingénieur de votre département vous en a dit.
Je suis, etc... »
P. S. - Depuis cette lettre écrite, je reçois celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sur le même sujet. J'attendrai le rétablissement de votre santé et les nouveaux éclaircissements que vous me promettez avant que de proposer à M. le contrôleur général de prendre aucun parti sur cette affaire.
Nous ignorons quels détails complémentaires Tourny apporta, une lacune de dix mois environ existant dans le dossier de l'affaire. Mais, à en croire le marquis d'Argenson, Trudaine avait très à coeur l'achèvement de cette route. Nous ne serons donc point surpris que Trudaine ait demandé à l'intendant de Limoges quelles mesures lui semblaient nécessaires afin de seconder ses desseins. Car Tourny se heurtait sans cesse au mauvais vouloir de Barentin et même de Le Nain. L'arrêt du Conseil, relatif à l'essartement de la forêt de Chardin, rencontrait par exemple une certaine passivité d'exécution contre laquelle s'élevait notre créateur de routes. Il y avait bientôt deux ans qu'il était pris, un an que adjudication était accordée et le travail n'avançait toujours pas ! Tourny crut devoir envoyer à Trudaine la réponse qu'on va lire.
«A Paris, le 24 août 1743.
Monsieur,
Vous m'avez chargé de vous marquer ce qui me paraissait devoir être demandé à M. Barentin pour le chemin d'Angoulême à Bordeaux. Il s'agit seulement d'obtenir de lui qu'il laisse exécuter l'adjudication faite pour le passage de la forêt du Chardin dans une étendue d'environ 600 toises, en exécution de l'arrêt du Conseil du 19 décembre 1711 et qu'il ordonne que la partie du chemin de la Saintonge, depuis Roullet, généralité de Limoges, jusqu'à Jurignac, même généralité de Limoges, soit mise en état, tant par des fossés ouverts des deux côtés en conformité des alignements marqués depuis longtemps, par un bombement aisé à former au milieu avec la pierraille qui sortira de ces fossés ; au moyen de quoi, le sol étant de sa nature très solide, il en résultera de cette seule façon d'opérer un très bon chemin dans ladite partie.
La distance de Bonnet à Jurignac, au milieu de laquelle se trouve la forêt du Chardin est, si je ne me trompe, d'environ 2 lieues ; les cartes que vous avez, Monsieur, dans le grand livre (1) ainsi que parmi celles que vous m'aviez envoyées - lesquelles j'ai remises à M. Barentin pour vous les faire repasser - présentent aux yeux les lieux dont il s'agit. Je vous envoie ci-joint l'arrêt du Conseil et l'adjudication.
(1) Le grand livre, auquel Tourny fait ici allusion, existe encore. C'est un recueil composé de plans et de cartes, soigneusement levés et agrémentés de peintures au lavis. La route de Chaunay à Barbezieux y est représentée en plusieurs tronçons, ainsi que ses abords immédiats. La partie qui concerne la fraction entre Ruffec, et les Nègres, par exemple, donne de curieux aperçus sur ce qu'étaient alors les jardins à la française du logis de Touchimbert, - le seul vestige qui en reste aujourd'hui.
(2) II s'agit d'extraits des registres de la maîtrise des Eaux et forêts d'Angoumois, reproduisant le texte de l'arrêt du 19 décembre 1741 qui avait été enregistré à la maîtrise d'Angoulême le 22 janvier 1742 et le texte de l'adjudication accordée le 16 juillet 1742 à M. Philippe Andonin, procureur à Angoulême, pour faire effectuer les travaux prévus par un adjudicataire de son choix, dans un délai de trois mois et sans autre charge que l'abandon à lui consenti de tout le bois compris dans l'alignement.

«Il sera à propos, Monsieur, que vous écriviez en même temps en Poitou pour que l'on fasse de même, pour la communication de Poitiers à Angoulême, l'alignement et redressement de la partie de chemin depuis Chaunay - point commun des deux routes - jusqu'à la rencontre des alignements du Limousin, vers Les Adjots, c'est une distance d'un peu plus de deux lieues, qui n'a pareillement besoin que de fossés de part et d'autre, avec un bombement de la pierraille sortante des fossés. Ces deux lieues sont en plaine et ne formeront qu'une ou deux lignes, suivant le plan de l'ingénieur du Poitou, qui est parmi les cartes que vous avez.
J'ai l'honneur d'être avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
DE TOURNY.
Sur cette lettre sont portées deux mentions. La première émanant de Trudaine, la seconde d'un commis de son service :
«Mander à M. de Barentin que je le prie de me rendre les pièces, plans et mémoires que j'avais envoyés à de Toury sur cette affaire et que M. de Tourny me mande lui avoir fait passer. Voir sur ces plans et examiner ce qu'il y a à faire.»
Et plus bas :
Exécuté le 29 dudit mois d'août 1743.»
Cette lettre est, semble-t-il, la dernière que notre constructeur de routes ait écrite à Trudaine, au sujet de celle d'Espagne à travers l'Angoumois. Depuis six semaines environ, il n'était plus officiellement intendant à Limoges. Une commission en date du 15 juillet 1743, signée par Louis XV et contresignée par Amelot, avait, en effet, appelé Tourny à l'intendance de Bordeaux. Pendant treize ans, il venait de montrer, dans nos contrées, de telles capacités, - suivant les termes mêmes de la commission royale, - il avait «si bien répondu à notre attente» qu'il en recevait la récompense par un magnifique avancement. Si l'oeuvre amorcée n'était pas encore complètement achevée en cette année 1743, si le déplacement de la poste n'était pas encore opéré, l'impulsion donnée, les résultats obtenus demeuraient désormais assez solides pour qu'aucun retour en arrière ne fut possible ; les successeurs de Tourny n'avaient que quelques efforts à faire pour terminer l'édifice, pour que retombât sur eux le succès complet de l'entreprise.
Nous aurions tort de sous-estimer des continuateurs de Tourny comme Saint-Contest, qui fut intendant à sa suite durant huit ans. La Millière qui resta cinq ans à Limoges et qui y mourut, ou comme Marcheval, que l'on y rencontra pendant quatre ans. Sous leur direction, le service des ponts et chaussées poursuivit les travaux de la route d'Espagne et la livra à la circulation. Mais c'est à Turgot que revient l'honneur d'avoir unifié son parcours dans notre province et, par d'habiles mesures, d'avoir rectifié son tracé dans ce qu'il pouvait présenter d'irrégulier. La traversée de certaines localités entraînait des expropriations qu'il n'était pas toujours facile de voir aboutir. Turgot conserva l'intendance de Limoges de 1761 à 1774. Les archives du château de Lantheuil possèdent une «note» instructive «sur l'état des travaux de la généralité» pour 1761, précisément la première année de l'administration de Turgot : « Toutes les routes de la généralité. y est-il dit, sont ouvertes sur 48 pieds d'ouverture, 6 pieds de fossé de chaque côté, et derrière on réserve une ban-quette pour les arbres. Les arbres ne sont plantés encore qu'en très peu d'endroits. - De Paris à Bordeaux, par Angoulême, la plus intéressante de toutes et la plus avancée : tous les ouvrages d'art faits, à l'exception des ponceaux du tour de la ville.
Voici, d'un autre côté, ce qu'en dira dix-huit ans plus tard, un spécialiste de la question, l'inspecteur des ponts et chaussées Etienne Munier, qui travaillera grandement à l'amélioration de cette route. L'un des objets les plus agréables pour les voyageurs, en entrant dans l'Angoumois, est de trouver une route qui peut passer pour l'une des plus belles du royaume. Le repos dont ils jouissent, comparé avec les secousses qu'ils éprouvent partout ailleurs, fixe bientôt leur attention. Les chaussées d'empierrement, qu'ils ont à parcourir, sont si roulantes et si bien entretenues qu'ils y ressentent à peine le plus léger cahot. Toute la traverse de cette province est tenue de cette manière. On y rencontre, cependant. plusieurs enclaves de la Saintonge qui ne sont pas finies et que l'on peut regarder comme des ombres dans ce beau tableau.
Même en tenant compte du plaidoyer pro domo (pour sa propre cause) que renferme ce témoignage, il est indéniable qu'il fournit sur l'administration de Turgot, dans le domaine dont nous nous occupons, une justification précieuse. Car, - des documents soigneusement gardés dans les archives départementales en font foi, - c'est Turgot qui imprima une nouvelle et ferme direction à l'oeuvre de Tournv. De son époque, datent les plans qui subsistent encore, et qui. concernent la traversée des paroisses de Montalembert, des Adjots, de Villegats, Barro et Verteuil, de Salles, de Lonnes, de Fontenille, de Fonclaireau, de Mansle ou de Champniers, - pour ne parler que du secteur s'étendant du Poitou aux faubourgs d'Angoulême.

De son époque datent aussi les ordonnances relatives aux plantations et à l'élagage des arbres le long de la route.
De son époque enfin, les différentes pièces relatives aux nouveaux alignements à faire et aux indemnités payées aux propriétaires des terrains concédés.
De tous ces documents, les plus intéressants ont trait, sans conteste possible, à l'éventration de la ville de Ruffec.
La route d'Espagne, entre Chaunay et Mansle, fut livrée au public dans les années voisines de 1750. (Nous savons que le ponceau sur la Péruse fut construit en 1741 ou 1742 et que le nouvel itinéraire de la Poste passa par Ruffec en 1763. Mais dans l'agglomération urbaine de Ruffec, un circuit s'imposait au voyageur. A peine avait-il franchi les premières maisons, en venant de Poitiers, qu'il devait emprunter sur sa gauche la rue actuelle de Valence (rue Jean Jaurès) qui le conduisait sur la place du Marché - aujourd'hui place d'Armes.
Là, se trouvaient du reste les deux seules auberges de l'endroit, l'une sise dans les maisons Dubois et Rullier, l'autre dans la maison Perrard. Puis, par la rue, appelée maintenant de la République, le voyageur aboutissait à la place du Piolet où était alors la poste-aux-chevaux (maison occupée par M. Léchelle, huissier). De la poste-aux-chevaux, il gagnait promptement la porte de Verteuil, placée où sont les maisons de M. Blanc et de Mme Girard, pour tomber bientôt au carrefour où était amorcée la nouvelle route d'Angoulême, non loin de la maison Brumauld de Montgazon, (appartenant aujourd'hui à M. Guyonnet-Dupérat). Il passait au centre de la ville, c'était vrai ; mais il lui fallait effectuer plusieurs détours par des rues étroites et incommodes. Munier nous fixe sans ambages à ce sujet. «Les sinuosités intérieures de la ville de Ruffec en rendaient autrefois la traverse longue et difficultueuse» écrivait-il en 1779. Un changement de parcours, plus conforme aux exigences nouvelles de la Poste, s'avérait obligatoire...
(1) Munier écrivait à ce sujet : On remarque... dans toute la longueur de la route d'Espagne, des plantations inégales et interrompues, qui contiennent différentes espèces d'arbres. Il est convenable de prévenir la surprise que ces plantations pourraient occasionner au voyageur et de lui en développer les motifs... Ces plantations sont généralement établies à trois pieds de distance de la crête des bornes ou accotements du chemin ; elles sont relatives à la longueur des remblais et à la qualité du terrain. Les châtaigniers, les noyers, les cerisiers, les ormeaux et les peupliers d'Italie sont les espèces d'arbres qui réussissent le mieux sur les routes de l'Angoumois.
Il parait que l'on a cherché à faire, sur celle d'Espagne, des plantations plus utiles qu'agréables et qu'en leur supposant, dans les remblais, un certain accroissement, on a pensé à garantir les voyageurs des chutes auxquelles ils sont exposés sur une levée, en établissant après coup des haies vives en banquettes d'un arbre à l'antre.
Le voyageur et le paysan sont les ennemis de ces plantations; ils estiment davantage les arbres à fruit que ceux de décoration seulement et dont le produit, consistant dans une belle tige, ne laisse entrevoir qu'une jouissance très éloignée. Le cultivateur connait très bien l'espèce d'arbre qui réussira dans sa terre, s'il avait la liberté de la choisir et et n'était assujetti à d'autres servitudes qu'a planter des arbres à haute tige, selon des distances et des alignements donnés ; il affectionnerait sa plantation et il lui ferait faire les plus grands progrès, surtout s'il était encouragé par une récompense modique et annuelle, soit en argent comptant, soit en déduction sur ses impositions. Je suis convaincu qu'une gratification de 4 à 5 sols par pied d'arbre, lors de la première plantation, et de 2 sols seulement pour l'entretien des années suivantes, accordées sur les certificats des personnes employées à cette administration, produirait un effet bien plus prompt et plus économique que toutes les ordonnances qui ont été rendues à ce sujet, jusqu'à présent. Le paysan a tant de moyens pour faire avorter tous les projets de ce genre, qui ne l'intéressent point, que je crois inutile d'en tenter l'exécution.
Les plantations que l'on vante aujourd'hui sur les grands chemins, sont bien peu considérables, en comparaison de celles qui ont été faites jusqu'à présent sans succès, et des dépenses qu'elles ont occasionnées.» (Essai... tome II, pp. 221 et suiv.).
(2) Nous croyons intéressant de donner ici le texte d'un placard imprimé, in-4e oblong, relatif aux moyens de transport entre l'Angoumois, Paris et Bordeaux, tels qu'ils étaient organisés en 1769 :
Avis au PUBLIC.
- Le public est averti qu'il est présentement établi, au bureau de la messagerie d'Angoulême, une chaise à quatre places pour Paris qui part tous les dimanches à midi, va en huit jours et demi et revient de même. A Poitiers, les personnes montent dans une berline à huit places jusqu'à Paris, où ils trouvent les mêmes places que dans la chaise. Repart ladite berline de Paris pour Angoulême jusqu'à Poitiers, tous les samedis à sept heures du matin, et à Poitiers les personnes montent à ladite chaise jusqu'à Angoulême. Ces voitures sont très bonnes et commodes pour toutes sortes de personnes : on y nourrira, comme à la messagerie, ceux qui le désireront. Le prix des places par personne est de 65 livres sans être nourris et 95 livres avec nourriture, vingt livres pesant de hardes par personne et quatre sols de la livre du surplus desdites hardes et autres effets. Il passe aussi à Angoulême une pareille chaise allant et venant à Bordeaux, dans laquelle on peut trouver des places, soit pour Paris aux prix et conventions ci-dessus, ou pour Bordeaux à raison de 20 livres par place sans nourriture et 29 livres avec nourriture, dix livres pesant de hardes gratis et deux sols de la livre du surplus des autres effets. Il est établi deux départs de messageries de ladite ville d'Angoulême pour Paris, savoir. le premier sera le dimanche et le second le mercredi, à dix heures précises du matin pour faciliter les envois de gibier, pâtés, dindes et autres, qui pourront se partager dans ces deux départs. Il faut apporter la veille et le jour jusqu'à huit heures du matin, après quoi on ne recevra plus. Il est, de plus, établi audit bureau d'Angoulême, une guimbarde qui part tous les lundis matins pour Paris, va en treize jours, à raison de 15 livres du cent pesant de voiture, au des-sus du poids de cinquante livres. Repart la pareille guimbarde tous les mardis matin de Paris, va de même en treize jours. Loge à Paris rue Contrescarpe, au bureau de la messagerie d'Angoulême, où on trouvera ses effets.
Permis d'imprimer et d'afficher.
Ce 10 mai 1769, SARTINE.
A Paris, de l'imprimerie de Brault, quay de Gêvres. (Reproduit par M. Jules Pellisson, in Le Vieux Papier du 1er juillet 1900, page 53, sous le titre : Les voitures publiques à Angoulême en 1769.

 

Traversée de Ruffec
 
Venant du Nord, de Poitiers, il fallait emprunter la rue de Valence jusqu'aux halles et redescendre vers la rue de verteuil avant de reprendre en ligne doite vers Angoûlême.
 

Il restait à passer tout droit.
Des expropriations en étaient la conséquence. Les projets des ponts-et-chaussées prévoyaient la réunion du tronçon vers Poitiers à celui vers Angoulême par une tranchée en ligne droite, coupant en deux les jardins ou les maisons des sieurs Gautier du Mas, Brumauld de Montgazon et de quelques autres. Cela heurtait de vieilles habitudes ; cela dérangeait de tranquilles préjugés. Les intéressés protestèrent. Le gendre de l'un d'eux écrivit en ces termes à Trudaine :
A Ruffec. le 22 novembre 1767.
Monseigneur,
Permettez que je vous rappelle les offres obligeants de service dont vous avez bien voulu m'honorer, lorsque je suis entré au service et à mon retour de la dernière campagne. Je suis dans le cas, Monseigneur, de réclamer à ce moment vos mêmes bontés.
Vous verrez, par le plan ci-joint, le dommage que cause à M. du Mas, mon beau-père, le dressement du chemin dans la traverse de nos jardins et, diagonalement dans les deux, ce qui nous les divise de la maison pour le chemin et emporte un bâtiment neuf que nous ne savons remplacer. Ce projet, Monseigneur, nous fait tort de plus de 6.000 livres, sans pouvoir, à force d'argent, remplacer le terrain, de sorte que d'une maison neuve et commode, fruit de 15 ans de travail, il ne nous restera qu'une cage isolée. Il serait possible, Monseigneur, en faisant le bien général et le particulier, de rendre ce débouché facile, en passant sur le champ de foire, le long des murs de la ville.
Si vous décidez que l'alignement soit suivi à travers nos jardins et bâtiments, faites-moi, je vous supplie, la grâce de nous faire traiter favorablement lors de l'indemnité. Vous verrez, Monseigneur, par l'appréciation que je joins au plan le tort que cela nous fait, sans y comprendre les désagréments, et, dans le cas que nous puissions avoir les objets A. et B. au plan, nous aurons, outre le prix de l'acquisition, plus de 120 toises de murailles pour nous clore, celles de ces domaines étant basses et mauvaises et les bâtiments de nos basses-cours à changer, ce qui fera un objet de plus de 1.500 livres en sus de l'appréciation.
Je vous supplie, Monseigneur, d'ordonner qu'au moins il ne nous en coûte pas d'argent pour nous arranger, outre le désagrément de perdre des objets aussi essentiels que ceux que nous perdons.
Je suis avec un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
D'ORMAY, Capitaine de dragons, réformé.»
Le plan, clairement dressé, permet d'avoir tout de suite une idée très nette de la question. On ne comprend même pas que MM. d'Ormay et Gautier du Mas aient pu soulever une objection quand l'intérêt général commandait de façon aussi précise qu'ils fussent expropriés. La maison du Mas existe toujours rue du Piolet ; de nos jours, elle appartient à M. Régeon. Ses jardins et ses dépendances s'étendaient vers le nord, du côté de la route de Poitiers. Mais, contrairement à ce que soutenait d'Ormay, le projet des ponts-et-chaussées ne transformait point cette maison en cage isolée ; il lui restait encore d'assez vastes terrains dans son voisinage immédiat pour en faire une demeure agréable. Le trajet que proposait le pétitionnaire évitait, sans doute, de l'exproprier, mais il rejetait complètement le chemin dehors de la ville. Selon, d'Ornmy, en effet, la route aurait emprunté, non plus sur sa gauche, mais sur sa droite, la rue de Valence, jusqu'à la porte de Valence, située à l'endroit qu'occupe actuellement la maison de M. le commissaire de la Marine Mimaud, puis, sous les murs de la ville, la rue dite aujourd'hui du champ de foire ; elle aurait rattrapé le tronçon d'Angoulême devant la maison Brumauld de Montgazon (Guyonnet-Dupérat). Le mémoire estimatif, joint au placet et au plan, s'élevait à 5.917 livres 10 sols. Et il ajoutait que, par l'alignement de l'administration, «huit familles malheureuses perdront leurs asiles, et moi, Monseigneur, le travail de quinze années, dans lequel j'ai mis une partie de ma fortune.» La déviation par le champ de foire ne causerait aucun dommage. Trudaine ne se laissa point émouvoir par une requête, dont le ton pleurard détonne quelque peu, de la part d'un officier.
Le 3 décembre 1769, Trudaine répondit ainsi à d'Ormay : «Vous ne devez pas douter, Monsieur, du désir que j'ai de vous obliger. Je suis bien fâché que la maison de M. votre beau-père, à Ruffec, se trouve dans le cas de souffrir du passage de la grande route, mais, tous les ingénieurs consultés, M. l'Intendant et moi pensons unanimement qu'il n'est pas possible de passer par ailleurs. Je suis convenu avec M. l'Intendant que l'on y travaillerait sans retardement mais que l'indemnité due à M. votre beau-père serait réglée équitablement et favorablement. Il en sera payé aussitôt. Il doit faire attention que ses jardins, où sont découpés les emplacements qui lui resteront, étant limitrophes à une grande route, très fréquentée, acquéreront vraisemblablement une valeur bien plus considérable. J'envoie à M. Trésaguet le plan, le mémoire et l'estimation que vous m'avez adressés. Je vais en écrire dans cet esprit à M. Trésaguet.»
Et le même jour, en effet, Trudaine écrivait à l'ingénieur Trésaguet, qui dirigeait alors les Ponts-et-Chaussées dans la généralité de Limoges : «Je vous envoie, Monsieur, le plan, le mémoire et l'estimation ci-joints, concernant le dommage qu'occasionne à M. Dumas le passage de la grande route dans la ville de Ruffec. Je vous prie d'examiner le tout et de me le renvoyer ensuite, on me mandant ce que vous en pensez. Je mande à M. d'Ormay, gendre de M. Dumas, qui m'a adressé ces pièces, qu'il n'est pas possible de rien changer à l'alignement projeté, que l'indemnité due à à son beau-père sera réglée équitablernent et favorablement, et qu'il sera payé aussitôt.
Je suis, etc...»

Peu après, Trésaguet répondait à Trudaine par la lettre non datée que voici :
«Monseigneur,
J'ai l'honneur de vous renvoyer, suivant vos ordres, le plan de la nouvelle traverse de la ville de Ruffec. M. l'Intendant n'attendait que votre décision pour en ordonner l'exécution.
Ce redressement est indispensable tant à cause des tournants courts et dangereux que de l'étroit des rues. Outre qu'il abrège et se trouve en prolongation des alignements anciennement tracés aux abords de cette ville.
Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour régler les indemnités équitablement. Mais l'estimation de M. d'Ormay est presque doublée, et je crois qu'il s'attend bien qu'elle ne montera pas si haut. M. Le Gendre, qui en a eu connaissance, vous en rendra compte si vous le jugez à propos.
Je suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. Trésaguet.»
Mais, tandis que d'Ormay, Trudaine et Trésaguet échangeaient la correspondance que nous venons de lire, Turgot adressait de son côté à Trudaine, l'intéressante lettre qui suit et que nous avons de fortes raisons de croire inédite, le recueil des Oeuvres de Turgot, pas plus que les ouvrages consultés par nous, n'y faisant la moindre allusion.
«A Limoges, le 20 décembre 1767.
Monsieur,
Vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer différentes requêtes qui vous ont été présentées contre le projet de de percer une nouvelle rue dans la ville de Ruffec pour servir de passage à la route de poste de Paris à Bordeaux. Ces requêtes sont au nom des propriétaires de quelques maisons qu'il est indispensable d'abattre, et, en particulier, du sieur Gautier-Dumas, principal intéressé, qui excite les autres.
Vous avez jugé, sur la seule vue du plan qu'ils ont joint à leur requête et que j'ai l'honneur de vous renvoyer que ce projet, marqué en jaune, et qui joint par une ligne droite les deux chaussées d'Angoulême et de Poitiers, est infiniment préférable aux deux autres, dont l'un est ombré et l'autre marqué en vert d'eau.
La chose, en effet, saute aux yeux, et il n'est pas possible d'être d'un autre avis. Non seulement le nouveau projet est plus court et plus beau, mais il n'est pas beaucoup plus dispendieux et n'occasionnera guère plus de dégâts que l'ancien, attendu la nécessité d'élargir la grande rue de Ruffec, si la route continue d'y passer, ce qui obligera d'abattre les façades d'un grand nombre de maisons dont les indemnités seront assez coûteuses.
Suivant le nouveau projet, il n'est nécessaire d'abattre que trois ou quatre masures, marquées K sur le plan, et une espèce de grange sur le chemin de Poitiers. Les propriétaires de ces différentes maisons seront très faciles à contenter et vous pouvez être assuré qu'ils seront payés sur le champ.
Le seul véritable opposant est, comme j'ai eu l'honneur de vous le marquer, le sieur Gautier-Dumas, un des habitants les plus aisés de Ruffec, propriétaire de la maison, marquée sur le plan d'une E, et des deux jardins marqués de la même lettre. Le nouvel alignement ne fait aucun tort à sa maison, si ce n'est qu'il coupe à l'extrémité un hangar isolé. Mais il traverse son jardin et le coupe en deux parties qui deviennent toutes deux fort irrégulières. Ce jardin est un potager qui n'a rien par lui-même de fort précieux, mais qui donnait beaucoup d'agrément au sieur Dumas, et je ne disconviens pas que ce changement ne doive lui paraitre assez fâcheux.
Il pourrait cependant trouver ce désagrément moins sensible par quelques considérations, indépendamment de l'indemnité qu'il sera juste de lui payer à raison du terrain qu'on lui prend. Il est certain que les deux parties de son jardin, qui se trouvent ainsi coupées, bien loin de diminuer de valeur, en acquéreront une nouvelle beaucoup plus considérable par leur situation sur la grande route de Paris à, Bordeaux, car ce terrain deviendra fort précieux pour y bâtir, et le sieur Dumas pourra ou le vendre ou y faire construire lui-même, des maisons qu'il louera fort avantageusement.
Il est vrai qu'il sera privé de son jardin; mais 1° ce jardin n'était point vis-à-vis de sa maison, et 2° il ne lui sera nullement impossible de s'en procurer quoiqu'autre, tout aussi à portée, qui le dédommagera de celui qu'il perd.
M. le comte de Broglie, qui sent l'avantage de l'alignement projeté, lui a promis de lui procurer toutes les facilités qui dépendront de lui et même s'il se vendait quelque terrain à sa bienséance, de lui céder son droit de retrait féodal. J'avais jusqu'ici différé à vous rendre compte de cette affaire, parce que j'espérais toujours que le sieur Gautier-Dumas se rendrait à ces raisons et consentirait de bonne grâce à l'exécution du projet : il m'y avait même paru disposé au dernier voyage que j'avais fait à Ruffec, en 1766 quoique dès lors, il vous eut fait ses représentations. Mais je vois, par celles qu'il vous a renouvelées dans le courant de cette année, avait encore changé d'avis et renouvelé ses oppositions. Le sieur Trésaguet s'est rendu dernièrement à Ruffec pour y tracer le chemin et consommer le projet. Le sieur Gautier-Dumas a paru de nouveau entendre raison, mais j'apprends qu'il vient encore de déclarer qu'il ne pouvait absolument consentir à l'ouverture de la nouvelle rue et qu'il allait y former opposition. J'ignore quelle voie il se propose de prendre, mais j'ai cru ne devoir pas différer davantage à vous marquer ce que je pense du projet en lui-même et des moyens d'opposition du sieur Dumas. Je dis du sieur Dumas, parce qu'il est véritablement le seul opposant, quoiqu'il ait engagé les autres propriétaires à signer sa requête.
Je crois, monsieur, qu'il n'y a pas à hésiter à exécuter l'alignement projeté, et comme il ne reste plus que ce morceau à faire pour mettre la dernière main à la partie de route qui s'étend sur la longueur de sept lieues, depuis les Maisons-Blanches, à la sortie du Poitou, jusqu'à Mansle, dans la généralité de La Rochelle, je me propose d'y mettre incessamment des ouvriers.
Le sieur Dumas avait joint à son dernier mémoire une requête des héritiers de la veuve Charon, qui se plaignaient de n'avoir pas été payés de la seconde moitié d'une indemnité qui leur était due depuis un grand nombre d'années. Je ne sais par qui le sieur Dumas a fait faire cette requête qu'il vous a envoyée au mois de mai, mais il est certain que toutes les indemnités de Ruffec avaient été payées au mois de février et qu'ainsi la veuve Charon avait reçu son argent.
Si ces paiements ont duré si longtemps, vous savez qu'il ne faut l'imputer qu'a la suppression des Ponts-et chaussées, pendant la guerre. Ces anciennes dettes sont actuellement payées et je me propose bien de ne plus laisser accumuler de pareils arrérages.
J'ai l'honneur de vous renvoyer les différentes requêtes du sieur Dumas que vous m'aviez fait passer ainsi que le plan qu'il y avait joint.
Je suis avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
TURGOT.»

À cet intéressant document, qui apporte à l'histoire locale de Ruffec une contribution neuve et importante, Trudaine répondit de la façon suivante :
«Le 29 novembre 1769,
Monsieur,
J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 20 de ce mois, concernant le projet de percer une nouvelle rue dans la ville de Ruffec, pour servir au passage de la route de poste de Paris à Bordeaux. Je persiste à penser qu'il ne peut y avoir aucun doute à suivre l'alignement tracé en jaune, qui joint par une ligne droite les deux chaussées d'Angoulême et de Poitiers. Ce qui m'y confirme encore est de voir que vous pensez de même. Il faut la faire ouvrir sans difficulté. Je vous prie de fixer avec justice l'indemnité qui peut être due au sieur Dumas et de l'en faire payer sans retardement. Je suis, etc.
TRUDAINE.»
Gautier du Mas usa-t-il des délais d'opposition, comme le craignait Turgot, pour retarder la mise en chantier de la traverse ? C'est possible, aucune trace de ces oppositions ne nous est toutefois parvenue. Il est à croire plutôt que les crédits manquaient et que ce furent eux seuls qui occasionnèrent un retard de trois années.
La lettre ci-dessous de Turgot à Trudaine, - et qui nous parait également inédite, - nous le laisserait penser.
«A Limoges, le 24 novembre 1772.
Monsieur,
J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 13 octobre au sujet de nouvelles représentations que vous a faites M. le comte de Broglie, concernant le projet, approuvé depuis plusieurs années, de former une nouvelle traverse dans la ville de Ruffec.
Vous m'aviez déjà fait l'honneur de m'envoyer le 14 avril un premier mémoire de M. le comte de Broglie qui prétend que le défaut d'exécution de ce projet le met, ainsi que les différents propriétaires de maisons qui y sont enfermées, dans une incertitude très onéreuse. Vous y ajoutez que vous espérez que l'augmentation de fonds qui vient de m'être accordée, mettra à portée de faire travailler à l'ouverture de cette nouvelle traverse.
Par votre dernière lettre, vous me marquez que vous étant fait rendre compte du projet dont il s'agit, vous avez jugé qu'on pouvait en diminuer sensiblement la dépense en passant par le champ de foire, ce qui serait, à la vérité, moins agréable, mais aussi commode pour le public, et plus économique. Vous me proposez d'entrer dans un nouvel examen de cette affaire, de m'en faire rendre compte par l'ingénieur de la Province et de vous marquer ce que j'en pense.
Je commencerai par vous observer que l'augmentation des fonds, ou plutôt des remises, que vous avez eu la bonté d'accorder cette année à la province est si fort au-dessous de ses besoins et de la multitude des ouvrages pressants qui sont à exécuter de préférence à la traverse de Ruffec, qu'il n'a pas été possible de songer à entreprendre ce travail. Je vous répéterai à cette occasion ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous dire plus d'une fois : c'est qu'il est d'une nécessité absolue d'augmenter les fonds destinés à cette province et de les porter ainsi que les remises de 90 à 100.000 fr. par an. Alors, je n'hésiterai pas à faire exécuter la traverse de Ruffec et plusieurs autres ouvrages, non moins intéressants. Je suis aussi fâché que qui que ce soit du retard de cet ouvrage ; cependant, il n'est pas vrai que les propriétaires de Ruffec soient, à cet égard, dans une incertitude onéreuse. Le nouveau projet ne traverse qu'une seule maison considérable, dont le propriétaire sait depuis longtemps à quoi s'en tenir et a pris ses arrangements en conséquence.
Le vrai motif de l'impatience de M. le comte de Broglie est fondé sur ce que l'exécution de la nouvelle traverse, exigeant un déblai assez considérable, il se propose d'employer les terres, que ce déblai fournira. à combler un creux qui se trouve à l'entrée de l'avenue de son château. Je suis fâché de le faire attendre, mais j'y serai forcé tant que le défaut de fonds continuera.
Le projet de faire passer le chemin par le champ de foire ne m'est point nouveau ; il a été examiné par M. Trésaguet et par moi, et discuté avec M. le comte de Broglie, qui alors a pensé qu'il était beaucoup moins avantageux que celui du projet qui a été approuvé. M. Trésaguet et moi persistant, à cet égard, dans notre façon de penser, le passage par le champ de foire exigerait encore une dépense assez considérable pour adoucir la pente par laquelle on y monte. La seule économie qu'on y trouverait serait l'indemnité de la partie du jardin du sieur Dumas, laquelle n'est portée qu'à environ deux mille cent (livres). Cette épargne ne ne parait pas assez forte pour compenser les inconvénients qu'aurait, indépendamment du désagrément, le passage par le champ do foire.
Vous savez, Monsieur, combien le passage des voitures occasionne de troubles et d'accidents dans les foires en effarouchant les bestiaux. Cette raison m'a toujours décidé à éviter de faire passer les grandes routes par les champs de foire.
Elle doit, suivant moi, faire préférer la traverse projetée à travers le jardin du sieur Dumas à celle du champ de foire, malgré la différence dans les dépenses, surtout cette différence n'étant pas d'un objet énorme.
Je préfère donc de beaucoup l'exécution de la traverse projetée, tint-on la différer encore jusqu'à ce que vous ayez pu accorder à la province l'augmentation de fonds que je sollicite.
Ce que je vois de plus factieux dans ce retard est le désagrément d'essuyer sans cesse les représentations de M. le comte de Broglie ; mais c'est un genre de fatigue auquel il a pris soin de m'endurcir. J'aime mieux l'endurer que de sacrifier, pour m'en délivrer, la beauté et la commodité d'une route aussi considérable que celle de Bordeaux. M. le comte de Broglie vous a aussi fait une demande concernant le projet de la route à ouvrir de Limoges à La Rochelle, qu'il propose de faire passer par Ruffec. Ce projet mérite d'être discuté avec beaucoup d'attention et ce sera l'objet d'un mémoire particulier qui devra être concerté avec MM. les Intendants de La Rochelle et de Poitiers. J'aurai l'honneur de vous faire part de mes idées sur ce chemin, mais comme l'exécution ne peut en être que fort éloignée, attendu la multitude des autres routes commencées et qu'il est nécessaire de terminer avant tout, je ne vois pas qu'il soit si pressant de décider la direction de cette route, et qu'on ne puisse pas se donner tout le temps nécessaire pour examiner quel sera la plus avantageuse.
Je suis avec respect, Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur.
TURGOT.
(1)
Cette route ne fut, en effet, entreprise qu'à la fin de l'Ancien l'Ultime malgré les pressantes interventions du comte de Broglie et de Malesherbes, seigneur de Chef-Boutonne, de 1776 à 1781. En 1789, plusieurs bourgeois de Villefagnan et de Ruffec protestèrent parce qu'on les expropriait. A noter qu'à La Faye (voir cahiers de doléances), des agriculteurs déploraient la construction de la route de Ruffec à Villefagnan durant l'été 1788.

Note personnelle : M. Turgot, intendant du Limousin, avait supprimé la corvée dans l'étendue de sa genéralité. Plus tard, devenu ministre, il obtint du roi Louis XVI l'abolition de cet impôt onéreux.

Un peu plus d'un an s'écoula encore après l'envoi de cette lettre, sans que rien d'important ne se produisit. Mais Trudaine de Montigny, à qui elle était destinée et qui avait pris la direction des Ponts-et-Chaussées à la mort de son père, estima urgent de terminer une affaire qui avait trop duré. Il chargea spécialement l'inspecteur général de Voglie de s'en occuper et de la mener à bien. Celui-ci, à l'automne de 1774, s'étant rendu sur les lieux et ayant examiné avec Trésaguet, l'ingénieur en chef de Limoges, les plans et profils de la traverse, ordonna la mise en chantier immédiate des ouvrages qui la concernaient. Une difficulté d'exécution surgit tout d'abord : pour réunir les deux tronçons de la route à travers l'enclos de Gautier-Dumas, il fallait effectuer une profonde tranchée dans le mamelon qui constituait, précisément, un vaste secteur de cet enclos, et rejeter ailleurs les déblais. Le comte de Broglie, de son côté, caressait depuis longtemps le dessein d'ouvrir une avenue sur les marais qui encerclaient son château vers l'ouest, afin d'accéder directement à la nouvelle route d'Espagne. Il prévoyait grand : une allée principale, encadrée par deux contre-allées, conduirait à l'esplanade demi-circulaire que la déclivité du terrain avait forcé de construire à la porte même de sa demeure. La chose n'était possible, toutefois, qu'à la condition d'exhausser l'avenue dans la partie qui traverserait les marais et qui atteindrait la grille d'enceinte. La pente à franchir, vers la route, était presque abrupte elle aussi et, telle quelle, inaccessible pour des véhicules. On concilierait les différents points de vue en transportant les déblais de l'enclos Gautier dans le «creux» dont parlait Turgot, dans les marais du comte de Broglie. Ainsi le seigneur de Ruffec, sans forte dépense pour l'administration, aurait le moyen de faire communiquer son château à la route par une belle avenue. Comme la quantité de terres déplacées ne seraient probablement pas suffisantes, M. de Voglie prévoyait même, en accotement de la route et devant l'avenue du château, une demi-lune de 24 toises de diamètre pour en préparer l'entrée. Juste en face, un escalier monumental serait utilisé par les piétons, tandis que, à droite et à gauche, deux rampes feraient communiquer la route à un palier d'où partirait, en pente douce, l'avenue projetée. La rampe, du côté de Poitiers, se raccorderait à la rue de Verteuil, qui débouchait non loin de là. Tout semblait d'accord et voici en quels termes le comte de Broglie manifestait sa reconnaissance à Trudaine de Montigny : «A Ruffec, le 19 octobre 1771.
J'espère que vous trouverez bon, Monsieur, que j'ai l'honneur de vous adresser la réponse que je fais à M. de Voglie, en lui renvoyant les projets qu'il a bien voulu me communiquer, pour le raccordement de la grande route de Bordeaux avec l'avenue qui formera l'entrée du château de Ruffec.
Je crois devoir vous éviter l'ennui de la répétition des observations que contient ma réponse, dont il vous rendra compte avant de donner les ordres pour l'exécution, mais je ne me dispenserai pas de vous renouveler les remerciements que je vous dois de l'attention que vous avez eu la bonté de donner à cet objet, ainsi que les assurances du sincère et inviolable attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Cte DE BROGLIE.
P. S. - J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien décider la route de Limoges à La Rochelle ; c'est peut-être la plus importante du royaume, puisqu'elle donnerait le chemin le plus court, et peut-être la seule qui irait directement du couchant au levant, et établirait la communication avec Lyon, et celle de l'Océan à la Méditerranée par terre, par une traverse très raccourcie, car de La Rochelle à Lyon, il n'y aurait pas cent lieues de poste et il n'y aurait pas trente lieues de grande route à faire, et peut-être beaucoup moins ; ce qui serait très essentiel serait de la tracer et de commencer par accommoder quelques mauvais passages en très petits nombres. De ce moment, elle deviendrait de service pour le public, en attendant qu'elle fût entièrement perfectionnée.» (1)


Ca se serait passé du côté de Ruffec, bonne lecture !
 

Mais il faut lire aussi la longue lettre que le seigneur de Ruffec avait adressée, l'avant-veille, à l'inspecteur général de Voglie. Nous allons voir comment l'ancien agent occulte de Louis XV, le diplomate du «secret du Roi» s'y entendait pour traiter une affaire personnelle de minime importance, discuter pied à pied avec les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, réclamer les toises cubes de terre nécessaires à la construction de son avenue. Nous retrouvons là, non plus le fastueux ambassadeur du Roi Très Chrétien, ni le gentilhomme de vieille race, mais, au contraire, le très moderne homme d'affaires qui ne redoute nullement de prendre la plume lui-même et de défendre ses intérêts, son point de vue, avec la ténacité d'un robin, quitte à fatiguer les représentants du Pouvoir, comme nous l'a confié Turgot. Son style sera le même quand il s'agira de plaider la cause de ses moulins de Condac ou de vanter la mouture économique des céréales, telle qu'il l'introduisit eu Angoumois. Il emploiera pareille dialectique pour enlever l'adhésion des armateurs malouins, auxquels il proposera les produits de ses forges de Taizé-Aizie. (2)
Curieux homme, en vérité, que ce comte de Broglie, dont la réputation, après sa mort, alla toujours en grandissant et atteignit son apogée sous la Révolution, mais dont la figure exacte ne nous a pas encore été complètement révélée.
(1) Nous savons déjà ce qu'il faut penser de la création de cette route, mais admirons, toutefois, l'insistance du comte Broglie qui, à peine un avantage obtenu, revient à la charge sur un autre point, sans se lasser.
(2) Nous faisons ici allusion à la belle étude que M. Charles Ruelle vient de publier dans la Revue d'histoire diplomatique (n° d'avril-juin 1934) sur «Un gentilhomme industriel au XVIIIe siècle ; le comte de Broglie», étude consacrée en grande partie aux forges de Taizé-Aizie et qui, à l'aide de nombreux de documents inédits, renouvelle complètement le sujet. Nous aurons l'occasion prochaine d'en reparler.

Laissons-le donc parler à M. de Voglie ; par lui nous apprendrons, en outre, où en étaient les travaux de la route d'Espagne dans Ruffec, en octobre 1774.
«A Ruffec, le 17 novembre 1774.
J'ai revu, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 9 de ce mois avec toutes les pièces qui y étaient jointes, ainsi que les plans. J'ai examiné le tout très attentivement avec M. de Maurois qui est encore ici et qui y était lorsque vous avez passé à Hune. Après avoir murement réfléchi sur le pour ou contre du projet que vous me proposez et de celui que je vous ai confié, j'ai cru devoir vous prier de donner la préférence à ce dernier. Il nous a paru à l'un et à l'autre que dès que l'on ne pouvait pas former le rond en entier à la rencontre du grand chemin avec mon avenue, il valait mieux avoir en première perspective la forme de la tête de l'avenue que de donner d'abord sur ces vilaines maisons qui ont été mises en face de ladite avenue, et sur lesquelles on déboucherait si on arrivait au grand chemin par la demi-lune. D'ailleurs, la pente de cette demi-lune jusqu'au château serait extrêmement forte. Ce sont toutes ces raisons qui m'ont déterminé, et, comme cela ne dérange en rien votre grande route et n'augmente nullement la dépense, j'espère que vous voudrez bien y consentir.
J'ai aussi examiné, monsieur, l'effet que ce projet ferait sur le débouché de la route de Verteuil, et j'ai vu que la pente de cette rue jusqu'au palier, placé au bout de mon avenue, ne serait pas de deux pouces par toise, ce qui est presque imperceptible, et que du palier pour déboucher sur le grand chemin d'Angoulême, la rampe serait encore plus insensible, si même il y en avait une. Ainsi le public, qui a à se servir de ces deux rampes pour déboucher de la rue de Verteuil sur le grand chemin, le fera d'une manière plus commode que par les deux débouchés qui conduisent de la grille à la route d'Espagne. Quant à la rampe qui conduira du grand chemin en venant de Paris sur le palier du bout de mon avenue, elle sera à la vérité un peu raide, mais elle sera courte, et d'ailleurs elle n'est que pour mon usage, c'est-à-dire pour celui du château ; ainsi cela devient indifférent pour le public. Il reste à voir, monsieur, quelle sera la partie de ces ouvrages que vous assignerez comme publics à l'adjudicataire des travaux des ponts-et-chaussées. Il me semble qu'elle doit se réduire : 1. à former le grand chemin de la largeur de trente pieds jusqu'au delà des dernières maisons du côté d'Angoulême ; 2. à raccorder et former les deux rampes qui viennent du côté d'Angoulême et de Poitiers, jusqu'au palier de mon avenue ; 3. à raccorder et former également le débouché de la rue de Verteuil, jusqu'au dit palier ; 4. à porter et déposer dans l'étendue de mon avenue, aux points qui seront indiqués entre le grand chemin et la grille actuelle du parc, non seulement les 143 toises cubes de terre que vous m'avez proposées suivant votre projet, mais encore toutes celles que vous devrez employer à l'exhaussement de la demi-lune, qui vous deviennent inutiles par la suppression, ainsi que celles qui proviendront du déblai de la rue de Verteuil ou de la rampe du côté de Paris. Vous trouverez ci-joint un mémoire fait par M. de Maurois avec le tableau de comparaison des deux projets, et j'ai mis à la marge du mémoire que vous m'aviez adressé des notes en réponse. Cela aurait pu être évité par celle que j'ai l'honneur de vous faire, mais j'ai pensé qu'il fallait diviser ces réponses, de manière que vous puissiez en faire l'usage que vous jugeriez à propos, soit en les communiquant en tout ou en partie, soit, en gardant pour vous ce que vous regarderiez comme inutile à communiquer.
Je vous renvoie aussi les plans et profils que vous avez déjà eus pour la partie de mon avenue, en les appropriant au projet du palier, et j'en use de même pour votre plan, sur lequel j'ai fait tracer les rampes et les débouchés. Le surplus des mémoires et plans que vous avez déjà vus et que vous m'avez renvoyés, m'ont paru inutiles à vous faire passer de nouveau. Si cependant vous croyez en avoir besoin, je vous les adresserai lorsque vous le désirerez.
J'espère, monsieur, que vous voudrez bien donner ordre à M. Munier de se rendre à, Ruffec pour y constater en ma présence avec la personne que j'en chargerai, la forme et l'époque des travaux relatifs et au grand chemin et à mon avenue, et convenir avec l'entrepreneur du point où les terres seront transportées, et du moment où cela sera exécuté. Si j'en croyais plusieurs personnes, qui ont remarqué la quantité de terres qu'absorbent l'exhaussement et l'élargissement de la grande route côté de Poitiers, j'aurais lieu de craindre que les 113 toises annoncées ne se trouvassent pas ; mais j'imagine qu'on n'aura pas voulu vous en imposer par des calculs peu exacts ; je désirerais seulement que vous trouvassiez bon que cela fut bien constaté.
Je me flatte que ce sera la dernière fois que j'aurai à vous importuner sur cet objet. J'adresse cette réponse à M. Trudaine qui pourra vous la faire passer et je lui marque que vous l'instruirez de son contenu, dont je lui veux éviter les détails; il ne reste plus qu'à vous témoigner le regret que j'ai eu de vous voir prendre une autre route que celle de Ruffec où j'aurais été enchanté de pouvoir vous renouveler moi-même l'assurance de tous les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Cte DE BROGLIE.»

Le mois et demi se passe et le seigneur de Ruffec n'a toujours pas de réponse de sa pressante demande, Il revient à la charge, de la façon suivante, auprès de M. de Voglie.
«A Ruffec, le 3 octobre 1774,
Comme nous approchons, Monsieur, du moment de mon départ, fixé à Noël, je vous serais sensiblement obligé d'envoyer avant cette époque votre décision sur ce qui a rapport à mon avenue. Les déblais, dans la traversée de la ville, sont achevés et on est actuellement vis-a-vis la maison de M. de Montgazon d'où on doit déblayer du côté de la route d'Angoulême, au lieu de déblayer sur celle de Paris, On m'a dit qu'on s'était approfondi beaucoup plus qu'on avait compté et qu'il est apparent que, vis-à-vis de mon avenue, on ne sera plus dans le cas de s'élever. Si cela est, cela rendrait moins nécessaires le pallier et les rampes proposées par M. de Maurois et alors on pourrait faire la demi-lune que vous avez projetée parce que la descente au château ne serait plus alors trop rapide. Ainsi, décidez ce que vous voudrez et pourvu que j'aie les 143 toises-cubes de terres que vous m'avez promis pour remblayer de la grande route à ma grille dans une largeur seulement de 36 pieds, je serai satisfait ; mais je vous prie, faites-moi réponse le plus tôt possible.
J'ai l'honneur d'être très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Cte DE BROGLIE.»
Bientôt, il remet entre les mains de Munier, le sous-ingénieur chargé des travaux, un mémorandum ainsi conçu : «J'ai représenté à M. Munier que la ponte de la grande route d'Espagne, du point de la demi-lune à la grille du château, étant impraticable, il fallait de deux choses l'une, ou renoncer à l'avenue qui vient du château à ladite route, ou que la grande route, au point ou ladite avenue la joint, restait à la hauteur où elle était et ne fut point élevée comme on dit qu'on la projetait.
C'est donc à M. Munier de décider ou de proposer, à ses supérieurs, ce qu'il pense qu'il faut faire, s'il n'est pas autorisé à décider. Cet article constaté, on verra ce qu'il y a de déblai et on proposera de le placer dans ladite avenue, qui est le point le plus rapproché de la place où les déblais devront se faire.
Je ne compte faire qu'une qu'une allée de 36 pieds sans contre-allée.
Et d'ailleurs, je ne propose aucun autre projet pour ne gêner, ni changer les débouchés de la ville sur le grand chemin.
Le 16 décembre 1774,
Le Cte DE BROGLIE.»
Munier expédia aussitôt ce document à son chef hiérarchique, l'ingénieur Trésaguet, ainsi qu'un long mémoire technique dont la conclusion était de donner satisfaction sans retard au seigneur de Ruffec, pour que les travaux puissent être promptement menés.
Trésaguet transmit le dossier à la Direction générale des Ponts-et-Chaussées, avec le résumé que voici :
«De tous les projets proposés par M. le comte de Broglie, par M. de Voglie, inspecteur général, et par les ingénieurs de la province, M. le comte se fixe par la déclaration ci-jointe du 16 de ce mois à celui de ne donner à son avenue que 36 pieds de largeur, en renonçant aux coutre-allées, ainsi qu'à toute autre décoration qui:puisse gêner ni changer le débouché de la ville, pourvu que la route ne soit point élevée à l'extrémité de son avenue et n'en rende pas les pentes trop raides.
D'après les opérations que le Muflier, sous-ingénieur, a faites, conjointement avec MM. Dormay et Maurois, faisant pour M. le Comte, ces messieurs trouvent le moyen de réduire la pente de l'avenue à 5 pouces par toise, ce qui est agréé par M. le Comte, ainsi que la demi-lune et le surplus du projet de M. de Voglie.
Ce moyen, qui ne consiste qu'à augmenter le déblai qui devait être fait sur la route pour ne pas changer la pente, réglée à 4 pouces, paraît devoir être adopté, d'autant que la dépense modique qu'il occasionne ne monte qu'à la somme de 318 livres, tout compris, suivant l'estimation du sieur Munier et qui remplit les désirs de M. le comte de Broglie, sans porter préjudice à la route, ni à l'entrée de la ville.
M. le comte étant satisfait de ce dernier projet, il serait bien intéressant, si M. Trudaine l'approuvait: qu'il eut la bonté de donner ses ordres très promptement, pour terminer définitivement cette affaire, qui pourrait produire encore quelques retours, sans la plus prompte exécution.
A Limoges, le 19 décembre 1774.
TRÉSAGUET.»

 

Sur cette carte, on voit la rue sur-élevée (demi-lune) qui dessert depuis 1774 le château de Ruffec.
 

Il apparaissait de façon indéniable, en effet, que le comte de Broglie marquait une certaine lassitude. Puisqu'il réduisait ses prétentions à une seule avenue de 36 pieds de large, sans contre-allées, il devenait urgent d'en profiter. Devant le fait accompli, il n'y aurait plus à redouter ses nouveaux projets, comme jadis. Du reste, les travaux avançaient considérablement. Si des difficultés étaient à craindre, c'était plutôt du côté de d'Ormay.
Trésaguet, par le même courrier, envoyait également à Paris un rapport dans ce sens : «La première demande de M. d'Ormay consiste au déblai de terres sur l'épaisseur des murs qu'il doit reconstruire, le long de la route, en place de ceux qui ont été démolis pour son redressement. Quoique l'indemnité accordée ait été appréciée de concert avec lui et soit très suffisante, pour la valeur intrinsèque du terrain qu'il perd, on pense cependant qu'il y aurait de la justice à lui accorder ce second dédommagement, en considération de l'inégalité des parties restantes dont on ne peut plus former de jardins agréables et que de plus de déblai peut-être employé très utilement à donner plus de largeur au remblai du pont du Puy-Dorin, pour former des banquettes de chaque côté.
La dépense, suivant le mémoire du sieur Munier, monterait à 1216 livres 10 sols; mais, en favorisant M. d'Ormay, on embellirait l'entrée de la ville par une plantation sur ces banquettes. On y trouverait encore la sûreté des voyageurs sur un remblai élevé à l'entrée d'une ville où l'affluence des voitures, plus considérable que dans la compagne, est souvent dangereuse pour les voyageurs.
La deuxième demande se trouve confondue dans la première.
La troisième consiste dans l'indemnité d'une maison estimée 758 livres, qu'il est juste de lui payer en entier, suivant le mémoire de M. Munier, qui constate que les murs de cette maison ne peuvent subsister et doivent être refaits à neuf.
A Limoges, le 29 décembre 1774.
TRÉSAGUET.»
Un rapport technique de Munier accompagnait également celui de Trésaguet, sur le cas spécial de M. d'Ormay. Le tout partait pour Paris avec la lettre ci-dessous, destinée à M. de Voglie :
«A Limoges, le 29 décembre 1774.
Monsieur,
J'ai l'honneur de vous envoyer les papiers concernant :
1. L'avenue de M. le comte de Broglie ;
2. Les plaintes de M. d'Ormay.
J'y joins mon rapport sur l'une et l'autre affaire. Je désire bien que vous approuviez mes propositions et je crois que c'est le seul moyen possible d'avoir patience. Encore m'estimerai-je très heureux si, en accordant à ces messieurs tout ce qu'ils demandent, ils ne reviennent pas à la charge. Au surplus, Monsieur, l'affaire de M. le comte serait terminée à bon marché ; celle de M. d'Ormay serait un peu plus chère, mais il en résulterait réellement un bien pour le public. Et, assurément, notre tranquillité - si nous l'obtenons - vaut bien quelque chose.
Ayez donc la bonté, Monsieur, d 'approuver mon avis et de nous faire autoriser promptement à l'exécution de chacune de ces conciliations. Ma reconnaissance égarera le très respectueux attachement avec lequel je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
TRESAGUET.»
PS. - Comme je n'attends pour partir que le congé de M. Trudaine, je vous serais obligé d'adresser vos ordres, sur la décision des affaires de Ruffec, directement à M. Munier, pour plus d'accélération, en cas que je ne fusse plus ici lorsqu'elles arriveront.»
Peu après avoir cette lettre et les documents annexes que nous avons reproduits, M. de Voglie condensait toute l'affaire en un mémorandum à Trudaine. Il s'exprimait ainsi :
«TRAVERSE DE RUFFEC
Première question.
1. Avec une augmentation de 318 livres vis-à-vis l'avenue du château de M. le comte de Broglie, on aplanira toute difficulté relative à cette avenue : M. Trudaine approuve-t-il cette dépense ?
2. M. le comte de Broglie a fait quelques acquisitions de maisons et de terrains par le ministère de M. Munier, sous-ingénieur des Ponts-et-Chaussées, pour établir le débouché de son avenue sur la grande route ; il en reste encore à faire. M. de Broglie consent de les faire à ses frais, mais il demande que ces acquisitions soient faites, comme les précédentes, au nom du Roi, afin d'éviter les frais de lods et ventes, et principalement des discussions, parce que, dans les lieux qui occasionnent ces indemnités, il y a déjà des difficultés entre lui et d'autres seigneurs particuliers pour la mouvance. M. Trudaine acquiesce-t-il à cette demande de M. le comte de Broglie ?
Deuxième question.
On a passé au travers de l'enclos de M. d'Ormay, dont l'indemnité a été réglée par M. Turgot à la somme de 6.000 livres. Elle a été payée. M. d'Ormay demande un second dédommagement en ouvrages de terrasses pour fondations des murs de clôture qu'il est obligé de faire et dont le déblai au projet et à l'embellissement de la route. M. Trésaguet, qui a estimé ces ouvrages à la somme de 1.216 livres est d'avis que le Roi ou les communautés en fassent la dépense. M. Trudaine l'approuve-t-il ?
A Paris, le 13 janvier 1775.
DE VOGLIE.»

 
En 1774, la traversée est terminée. Il restera à déplacer le relais de poste de la place du Piolet vers cette nouvelle voie.
 

Il est à croire que Trudaine de Montigny accorda les autorisations sollicitées. A ce memorandum du 13 janvier 1775 s'arrêtent les documents concernant la route d'Espagne à travers l'Angouniois. Munier, par son livre, se charge du reste de nous renseigner. Il fournit les précisions que voici :
«Les sinuosités intérieures de la ville de Ruffec en rendaient autrefois la traverse longue et difficultueuse. Les travaux pour la diriger en ligne droite ont été finis en 1774. Ce n'est que depuis cette époque que les voyageurs suivent la nouvelle direction qui forme déjà une rue belle et vivante...»

 
De chaque côté de la route, la hauteur des jardins témoigne du creusement effectué en 1774.

De même avec le jardin à gauche qui précède la nouvelle école, 2e relais de poste.



Encore un mur témoin du creusement effectué.


Embranchement vers Aigre à droite, pour la "savatte".

 
Son témoignage mérite d'autant mieux d'être retenu que c'est Munier en personne qui conduisit les travaux de cette traverse, nous le savons maintenant.
Grâce à l'heureuse impulsion de Turgot, l'oeuvre entreprise par Tourny était achevée et cela dans l'année même où l'Intendant de Limoges devenait contrôleur général, premier ministre du roi de France.
Notre province d'Angoumois était traversée du nord au sud, sans discontinuité fâcheuse, par l'une des plus belles routes du royaume, de ces routes que Voltaire déclarait «immortelles» à l'image des anciennes voies romaines. «Tous les étrangers ne cessaient, au dire encore de Voltaire, d'admirer ces grands chemins, si bien construits, si sûrs, si impressionnants par la ligne droite dont ils étaient la magnifique expression.» L'économiste anglais Arthur Young, qui parcourut notre pays à la veille de la Révolution, plus en globe-trotter qu'en observateur profond, il est vrai, ne put s'empêcher de reconnaître la qualité de nos chemins. Peu enclin à nous louer, il écrivit pourtant : «Si les Français n'ont pas d'agriculture à nous montrer, ils ont de belles routes.» C'était sans le vouloir, le plus bel éloge à décerner aux Tourny, aux Turgot, à la plupart des intendants et à leurs subordonnés des Ponts-et-chaussées de l'ancien régime.
Mais cet hommage à nos grands constructeurs de réseaux routiers, seuls le rendent quelques historiens ou quelques laudateurs du passé.
Tourny, qui fit tant pour nos contrées angoumoisines, n'a pas - que nous sachions - recueilli de nos compatriotes le tribut de reconnaissance auquel il a droit. Aucune rue, dans aucune cité charentaise, ne porte son nom. Turgot est mieux mieux partagé : Angoulême lui a consacré une quelconque de ses artères, probablement parce qu'on l'a rangé au nombre des précurseurs de la Révolution ! Il serait à souhaiter que Ruffec qui lui doit, en somme, l'ouverture de sa voie la plus passagère, perpétuât son nom à celle-ci. «Route nationale, Rue nationale», beaucoup de localités possèdent de ces voies anonymes et banales. «Rue Turgot» ou «Cours Turgot» à Ruffec signifierait quelque chose, puisque par les documents inédits que nous avons publiés nous connaissons aujourd'hui le véritable constructeur de la route à travers notre cité. Il y a quelques mois, la municipalité de Ruffec débaptisait deux de ses rues. A l'une - et l'on ne peut qu'y applaudir - elle donnait le nom du docteur Emile-Roux, l'illustre savant charentais, le bienfaiteur de l'humanité. Elle s'est montrée moins bien inspirée en substituant pour l'autre à l'appellation plusieurs fois séculaire de «Rue de Valence», celle de «Rue Jean-Jaurès». Car on se demande quel lien particulier rattachait le tribun socialiste à l'agglomération ruffécoise pour justifier un tel changement.
Qu'il nous soit permis en terminant de signaler à la municipalité de Ruffec - politiquement de gauche, comme l'on sait - que Turgot, le créateur de la traversée de la ville par la route d'Espagne, était franc-maçon. Puisqu'il fit oeuvre utile en l'occurrence, les plus réactionnaires des Charentais n'éprouvent aucune gêne à réclamer les premiers en sa faveur la légitime réparation à laquelle sa mémoire puisse prétendre.
Pierre DU CHAMBON.

SOURCES. - Arch. nat. F14 154, 155, 171, 255, 256, 791, F14 bis 8.484, 29.
Bibl. Nal. Cab. des Est. Va24
Arch. dép. C 57 à 69, 99, 101 et 102.
CLEMENT-GRENIER : Petite histoire du canton de Mansle (Paris, Jouve, 1932), p. 10.
GERVAIS : Mémoire sur l'Angoumois, publié dans les Documents historiques sur l'Angoumois par les soins de la Société archéologique et historique de la Charente (Paris, Aubry, 1864), tome 1er (2e partie), pages 236 et 548.
D'HUGUES : Essai sur l'administration de Turgot dans la généralité de Limoges (Paris, 1859), p.194 et suiv.
LAvisse: Histoire de France, tome VIII (2e partie) : Le règne de Louis XV, par Henri Carré, professeur à l'Université de Poitiers (Paris, Hachette, 1909), p. 101 et suiv.
L'HERITIER : Tourny (1695-1760), chez Alcan (Paris, 1929), tome I, p. 113, et tome II, p. 657.
MUNIER : Essai d'une méthode générale propre à étendre les connaissances des voyageurs, etc... (Paris, Moutard, 1779). tome Ier, p. 231 et suiv. et tome II, p. 210 et suiv.
PICAT : Ruffec, son histoire (Ruffec, Dubois, 1922), p. 46, 56 et 284.
QUENOT : Statistique du département de la Charente (Paris, Déterville, 1818), p. 271.
TURGOT : Œuvres, publiées par Gustave Schelle (Paris, Alcan, 1914-1929), tome 1I, p. 121. VALLEE : Autour d'une route ; de Paris à Bordeaux, des origines à 1789, in Etudes locales, n° 31 (mai 1923), p. 216 et suiv.
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