Fondation du pâté de foie gras

Par Charles Gérard, L'ancienne Alsace à table, 1862, page 29
« Reprenons notre sujet au point où nous l'avons laissé. J'ai célébré le pâté de foie gras de Strasbourg. J'étais au cœur de la gastronomie alsacienne. A quel savant adepte de la chimie culinaire devons-nous le pâté de foie gras, tel qu'il triomphe actuellement (1862) d'un bout de l'Europe à l'autre ? Voilà ce qu'il convient d'éclaircir à cette heure.
Le maréchal de Contades, commandant militaire de la province d'Alsace depuis 1762 jusqu'en 1788, craignant, à ce qu'il paraît, de se commettre à la cuisine d'une province si nouvellement française, amena avec lui son cuisinier en titre. Il s'appelait Close et était normand. Il conquit dans la haute société de cette époque la réputation d'un habile opérateur. Le cuisinier normand avait deviné, par l'intuition du génie, ce que le foie gras pouvait devenir dans une main d'artiste et avec le secours des combinaisons classiques empruntées à l'école française. 
Il l'avait, sous la forme du pâté, élevé à la dignité d'un mets souverain, en affermissant et en concentrant la matière première, en l'entourant d'une douillette de veau haché que recouvrait une fine cuirasse de pâte dorée et historiée. Le corps ainsi créé, il fallait encore lui donner une âme. Close la trouva dans les parfums excitants de la truffe du Périgord. L'œuvre était complet. 
Cela parait bien simple aujourd'hui, et où est le miracle , dira-t-on? Eh! mon Dieu oui, cela est simple, comme toutes les grandes choses, comme la découverte de la gravitation, de la vapeur et de l'Amérique.
L'invention de Close resta un mystère de la cuisine de M. le maréchal de Contades. Tant que dura son commandement en Alsace, le pâté de foie gras ne franchit point sa table aristocratique. (FAUX ! puisque l'on en trouve à Paris dès 1784 : lire ci-après)
Mais le jour de la publicité et de la vulgarisation approchait avec l'orage révolutionnaire qui devait déchirer tant d'autres voiles et ébruiter tant d'autres secrets.
 

L'on était en 1788. M. le maréchal de Contades quitta Strasbourg et fut remplacé par le maréchal de Stainville. Close fatigué de servir un grand seigneur, prévoyant peut-être que les grands seigneurs allaient finir, aspirant, d'ailleurs, à l'indépendance et amoureux par-dessus le marché, se décida à rester à Strasbourg. Il fit la cour à la veuve d'un pâtissier français nommé Mathieu, qui demeurait dans la rue de la Mésange, et l'épousa. 
Clause confectionna pour le public et vendit officiellement depuis lors les pâtés qui avaient fait les délices secrètes de la table de M. de Contades. C'est de ce modeste laboratoire que le pâté de foie gras est parti pour faire le tour du monde!
Les bourgeois qui dénigrent la révolution sont bien aveugles et bien prévenus ! Sans elle, le pâté qui trône au sommet de la série des jouissances gastronomiques serait peut-être encore l'apanage et le privilège des maréchaux de France, ou tout au moins des gentilshommes. Close n'avait cependant que jeté les fondements de sa grande découverte. Un autre cuisinier congédié par la révolution devait la compléter et la perfectionner.
Les parlements venaient de disparaître avec tout l'ancien régime. Leurs premiers présidents n'avaient plus guère de goût pour les plaisirs de la table. Celui du parlement de Bordeaux, M. Leberlhon, licencia sa cuisine. Le chef de ce laboratoire célèbre vint, au hasard, chercher fortune à Strasbourg. Il était jeune, intelligent, ambitieux, et formé dans les meilleures doctrines. Il se nommait Doyen. Après avoir débuté par les plus modestes confections, notamment par les chaussons de pommes, dans lesquels il excellait, il s'adonna aux chaussons de veau haché. Il y gagna une fortune assez ronde qui le mit en état de faire concurrence à Close. J'ignore où était le premier siège de son industrie. Mais elle devint hautement florissante lorsqu'il la transporta dans l'ancienne tribu des orfèvres, dite à l'Echasse, rue du Dôme. Doyen perfectionna savamment et consciencieusement l'œuvre de Close, et il doit être considéré comme le second fondateur du pâté de foie gras, comme celui qui en a le plus glorieusement répandu la célébrité et affermi l'empire. Il est le docteur et le pontife de cette phalange de pâtissiers habiles et heureux, les Mil, les Fritsch, les Muller, les Blot, les Artzner, les Humme, les Henry, qui soutiennent encore aujourd'hui avec éclat le vieux renom de l'invention succulente de Close le Normand.»
 

Inventé par Close vers 1778, le foie gras de Strasbourg avait débuté sa commercialisation en 1784... A croire que ce n'était pas la recette de Close (à lire dans le paragraphe Deschandeliers) mais la recette ancienne qui ressemble à celle que l'on pratique aujourd'hui.

Une épicerie fine
En 1787, le Mercure de France indique qu'on peut trouver chez le Sieur de Lavoyepierre  à Paris du foie gras d'oie, du foie gras de canard, des pâtés de perdreaux truffés. 
On s'approvisionne auprès du magasin de comestibles, chez le Sieur de Lavoyepierre à Paris, rue Saint-Honoré, Hôtel des Américains.
Commande en écrivant au Sieur de Lavoyepierre avec une lettre affranchie, dans laquelle on voudra bien lui envoyer un mandat sur la Poste, ou lui indiquer une maison, à Paris, pour y recevoir le montant de l'envoi ; on sera assuré de les recevoir, bien conditionnées, par les courriers ou les diligences, dont le port fera aux frais des commettants
Nous découvrons au travers de la publicité ci-dessous datant de la fin du XVIIIe la façon dont étaient commercialisés les premiers foies gras à Paris, et nous pouvons constater que les foies gras de canards étaient également de la partie.
 

Le Sieur de Lavoyepierre était marchand de comestibles. Cet état, qui était à peine connu à Paris il y a trente ans (article publié en 1812), s'est tellement multiplié, qu'il est peu de rues qui n'offrent aujourd'hui des Maisons de ce genre. Mais malgré leur multiplicité, les consommateurs, après l'Hôtel des Américains, auquel on ne peut rien comparer, et qui est absolument hors de ligne, comptent à peine trois ou quatre magasins dans lesquels ils puissent entrer avec confiance. Ce célèbre Hôtel des Américains (rue Saint-Honoré, n° 147 ), fondé par M. Lavoyepierre, auquel a succédé M. Labour, est tenu aujourd'hui par MM. Labour neveu et Mielle, et n'a jamais joui d'un plus grand éclat : c'est vraiment le chef-lieu de l'Europe gourmande, et le magasin le mieux assorti de tout ce qui peut concourir à stimuler, à flatter et à satisfaire la sensualité de l'homme le plus exigeant. C'est là que se rendent, des quatre coins du Globe, les meilleurs comestibles, les vins les plus recherchés, les liqueurs les plus exquises ; et l'on peut y acheter avec d'autant plus de confiance, que d'une part, la probité de ces négociants garantit l'origine de tous leurs articles, et que de l'autre, le débit prodigieux qui s'en fait les renouvelant sans cesse, on peut être sûr de les avoir toujours frais et d'excellente qualité.
 



 
Oie ou canard, c'est égal en 1787 ; de Lavoyepierre offrait les deux espèces de foies gras.
 

A Brettes (16), au début du XXe siècle.

1823 : On dit que les foies de l'oie domestique, ainsi que celui du canard, fournissent un mets recherché.
1840 : Dans le Languedoc, on suit une méthode qui mérite d'être citée. Les canards déjà gras sont renfermés dix par dix dans un lieu privé de lumière, une servante chargée de les soigner leur saisit les ailes entre les genoux, puis ouvrant de la main gauche leur large bec qu'elle tient levé, elle y verse comme dans un entonnoir une bouillie claire de maïs. jusqu'à ce que le jabot et l'œsophage soient pleins ; ainsi continuellement gorgé, l'animal haletant sous l'oppression de celte masse d'aliments devient bientôt victime de la maladie que l'on désigne sous le nom de cachexie hépathique. Il s'engraisse et s'alourdit au point de perdre tout mouvement. C'est lorsque la queue s'étale en éventail que l'on reconnaît qu' il est temps de le tuer pour en retirer le foie devenu énorme. C'est ce que l' on désigne dans le commerce sous le nom de foie gras et qui n'est autre chose, on le voit, que cette glande passée à l'état morbide.
 


Les oies sont renfermées dans un lieu privé de lumière, une servante chargée de les soigner ouvre de la main gauche leur large bec qu'elle tient levé, elle y verse comme dans un entonnoir une bouillie claire de maïs...

Témoignage : la galantine au foie gras alterne en pot de verre des couches de chair à pâté (nature, salée, poivrée sans ajouter de quatre épices) et des tranches de foie gras épaisses. La cuisson se fait au stérilisateur. Le résultat est inimitable. Un jour, une dame âgée qui avait vécue son enfance à Villefagnan, me racontait que lorsqu'elle se rendait encore fillette à Raix (auberge de la croix blanche) chez des mais, on lui servait une tartine de galantine à la place de la confiture. Elle s'en régalait.
 


(1938) Les fermières de la région gavaient des oies et des canards pour vendre les foies aux professionnels.

1860 : Pâtés de Toulouse
Le foie de canard substitué au foie d'oie constitue une différence fondamentale entre les pâtés de Toulouse et ceux de Strasbourg. Il parait que le foie de canard du Languedoc est moins ferme, plus onctueux, et d'une saveur moins fine que celui de son congénère alsacien. Le fait est que les gastronomes ont continué de préférer le second, sans toutefois dédaigner le premier. Le pâté du Toulouse, généralement volumineux, enfermé dans sa croûte dure et uniforme, est une pièce de résistance très recherchée pour les grands repas.
  • 1912 : il est interdit de livrer à la consommation sous la dénomination de « foie gras », tout autre produit que des foies d'oie ou de canard. Le foie gras de canard est plus léger que l'eau, tandis que le foie d'oie est plus lourd. En 1926, le foie gras d'oie vaut de 14 à 18 fr. le demi-kilo ; le foie de canard, de 11 à 13 fr. le demi-kilo. En 1952-1953, on évalue à 2542 Fr. le prix moyen du kilo de foie gras d'oie contre celui du kilo de foie de canard à 1.170 Fr. A Pau, en 1978-79, le kilo de foie de canard a varié entre 80 F et 160 F ; le kilo de foie d'oie entre 160 F et 220 F.
  • 1921 : la fabrication des pâtés met en œuvre aujourd'hui des foies d'oie plus souvent que des foies de canard.
  • 1843 : "J'ai dit qu'il fallait que le cœur du canard restât attaché au foie : c'est le moyen de constater que le foie provient d'un canard et non d'une oie, ceux de ces derniers étant moins estimés et point plus gros".
Un étranger sera surpris d'apprendre qu'il n'y a aucune différence entre le goût et la qualité d'un foie de canard et d'un foie gras d'oie.
 



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