Les foires Ruffécoises
Foires et marchés à Ruffec dans les années vingt
Texte de Géo Lancelot de Villefagnan (je le remercie de nous lecommuniquer).
"Au début du siècle, je parle du mien, c'est-à-dire le vingtième, les distractions étaient peu nombreuses dans nos campagnes. Les jeunes se ruaient chaque dimanches aux frairies, appelées ainsi en Charente, et dénommées assemblées sitôt qu'on avait franchi la frontière des Deux-Sèvres, c'est-à-dire pour nous, gens de Villefagnan, au-delà de la côte de Montjean. Ces frairies se réduisaient bien souvent à un stand de tir, une confiserie où rivalisaient berlingots et barbes à papa, et enfin l'inévitable bal où se retrouvaient la jeunesse de seize à cinquante ans. C'était l'occasion pour les gars, d'y rencontrer les "drolesses" dûment chaperonnées par leurs mères, faisant tapisserie, assises dans un coin, regrettant hargneusement le temps passé !
Les hommes, eux, trouvaient leurs plaisirs et pouvaient se divertir tout à leur aise aux foires mensuelles des environs, plus ou moins réputées, plus ou moins attractives. La foire pour les uns, "les bourgeois", consistaient en promenades et réjouissances bien souvent illicites et extra-conjugales ; pour les autres, c'était le lieu de travail, où ils se devaient de commercialiser les animaux, des plus petits aux plus grands, chacun dans sa catégorie. Ces gens là étaient les " marchands de bestiaux ", souvent surnommés " maquignons".
Dans notre Nord-Charente, aux alentours de Villefagnan, qui n'a pas connu l'un d'eux ? Que l'on l'appelait, P'tit-Jhean. C'était un brave paysan de "tiés ensus", qui arrondissait les maigres revenus de sa "benasse", par un petit commerce de bétail ; il était un peu "rabatteur". Négociant dans l'âme il ne ratait guère les foires et marchés des environs. Les autres jours, il se rendait de ferme en ferme, achetant ici une portée de "p'tits gorets", là un veau de lait. Très bon vivant, P'tit-Jhean comptait sûrement dans sa clientèle autant d'amis que de clients. Mais le métier a ses nécessités, et si notre brave baratineur avait beaucoup d'amis, il fallait bien vivre et réaliser entre l'achat et la vente une certaine " rognure " ! Il arrivait même quelquefois que le bénéfice fût bien maigre. A ce moment là, notre sympathique philosophe avait l'habitude de dire : " Pas gagné, pas gagné… Pas perdu quand même !
"Mais tous n'étaient pas aussi résignés ! Il fallait voir se pavaner, dès le lever du jour, ces hommes stoïques, vêtus de leur inévitable blouse noire, signifiant leur état. L'air important, la face rubiconde, la taille rebondie, l'air fureteur et carnassier, ils occupaient la place. Certains - très peu du reste - accomplissaient honnêtement leur métier, d'autres beaucoup moins, on les disaient "ben chétis", tel celui qui m'avait donné le conseil suivant : "Tu cherches quelques bonnes chèvres ? Repère sur la foire une petite vieille, toute habillée de noir, l'air triste ; elle vient sûrement de "jhiter" son vieux ; elle se défait de son troupeau, il y a là un bon coup à faire, tu les paieras pas cher ! ". De nos jours, tous ces commerçants possèdent depuis l'évolution des transports, un ou plusieurs camions, suivant l'importance de leur affaire.
Mais il faut bien savoir qu'avant la Grande Guerre, ces gens là se déplaçaient, ou en train, (nos campagnes étaient sillonnées de nombreuses voies secondaires), ou en voiture légère, tirée par un trotteur ; leurs "valets" étant chargés d'accompagner les animaux par le train, et de les amener à destination de bon matin, à pieds bien sûr, jusqu'au champ de foire. Les foires occasionnaient donc à tous ces hommes d'affaires des déplacements durant souvent plusieurs jours. Arrivés à destination, lieu de la foire du lendemain, ils confiaient leur trotteur au palefrenier de l'hôtel restaurant habituel, et dégagés de tout souci, ils abordaient la salle commune où ils retrouvaient d'autres comparses.
Après un copieux repas bien arrosé, ils se retrouvaient dans l'arrière salle enfumée par les pipes et les roulées de gros gris, pour taper la belote jusqu'à des heures souvent bien tardives.
Afin de vous permettre de goûter mon histoire, il faut que vous sachiez que dans les années suivant la Grande Guerre, l'électricité commençait tout juste à s'implanter dans nos villages. Ainsi certains marchands issus souvent de la campagne profonde, n'avaient de l'éclairage électrique qu'une très piètre idée. Il n'était question évidemment, dans les maisons où il avait été installé, ni de flamboyant néons, ni d'hallucinantes lampes allogènes, mais simplement de bonnes vieilles ampoules ovoïdes, à l'extrémité pointues, dont les fils incandescents ne diffusaient qu'une jeaunasse lumière, féerique pour l'époque. La lumière électrique commençait à s'imposer dans nos villes ; bientôt elle atteindrait les villages et les hameaux, mais chaque chose en son temps. Dix heures "dau ser" (on ne disait pas vingt deux heures en ce temps là), venaient de sonner à l'horloge de la vaste salle de l'hôtel d'Espagne à Ruffec, en cette soirée du 27 décembre, veille de la grande "fouère daux innocents".
L'Hôtel d'Espagne
L'Hôtel d'Espagne face à la gare n'était pas une "auberge espagnole..." Cette auberge créée spécialement à la demande des Espagnols leur permettait d'être accueilli par des gens parlant leur langue. Ces Espagnols étaient nombreux à venir à Ruffec et alentours pour acheter des mules et mulets sur les foires et plus tard dans les écuries directement.
Jules Mandineau, honnête héritier de l'auberge qu'il gérait avec ses deux sœurs, souhaitait au plus tôt aller étendre sa grande carcasse : demain la journée serait longue. Les trois maquignons avec lesquels il avait tapé la belote tardaient à rejoindre leurs chambres. Ils se décidèrent enfin. Deux, connaissant les lieux, s'en furent. Seul André Cornut qui n'avait pas eu l'occasion de descendre à Ruffec depuis quelques temps, s'enquit auprès de son hôte du lieu de son repos. Jules le précéda, prit le couloir de gauche, ouvrit la première porte, et machinalement appuya sur le bouton électrique pour allumer le plafonnier nouvellement installé. Cornut leva la tête ébahi : "Dis don Mandineau, tu fais "daux bounes" affaires, t'as fait installer "dau nouvelles chandelles électriques". Et, ou blasé par toutes "qué couillonades", ou pressé de s'étendre, André entreprit de se dévêtir, abandonné par Mandineau, néanmoins flatté par la remarque. Maintenant ses vêtements bien installés sur le dossier de la chaise, en "queue de chemise", coiffé de son "bounet d'coton", il s'apprêta à "tuer la chandelle". Habitué aux lampes à pétrole, signe de modernité dans son village, Cornut prit une bonne inspiration et "buffa" de bon cœur en direction de l'ampoule électrique ; un souffle puissant s'échappa de ses bronches ; il fallait "buffer fort", la chandelle était éloignée. Rien n'y fit ! Il recommença ses efforts sans obtenir le moindre résultat. Enfin, excédé, il arracha de son crâne déplumé le "cher bounet d'coton" et l'envoya valser en direction de la rebelle qui, comble de malheur, la retint accrochée, sans plus de succès. L'exaspération était à son comble, André s'élança d'un bond hors du lit, bannière au vent il atteignit la porte qu'il ouvrit avec fracas, et de sa voix de stentor, habitué à "hucher" après sa mule - l'en avait une qu'était ben nâtre -, il interpella puissamment son hôte, faisant vibrer les murs de l'hôtel dans son premier sommeil ! " Oh Mandineau ! Si tu vins pas tuer ta chandelle, a fiamera toute la neut !
Géo, histoires vraies des années 25
L'électricité arrive à Ruffec aux environs de 1921 d'après Frédéric Duboux mon grand-père, et à Villefagnan dans les années 1923-30. André Cornut' (1849-1939), fis de Pierre Cornut, (1809-1895), père de Samuel Cornut (885-1966), que j'ai bien connu.
Lexique de patois local
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Drolesses : jeunes filles.
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Maquignons : marchands peu scrupuleux.
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Tiés ensus : le village situé plus loin en montant.
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Benasse : petite propriété agricole.
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P'tits gorets : petits cochons. Rognure : bénéfice.
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Jhiter son vieux : enterrer son mari.
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Fouère daux innocents : foire du 28 décembre à Ruffec.
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Dau ser : du soir.
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Daux bounes affaires : un bon commerce.
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Buffer : souffler très fort.
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Qué couillonades : ces bêtises. Rabatteur : home à la solde des gros maquignons, offrant au vendeur un prix dérisoire de sa marchandise.
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Bounet d'coton : bonnet en coton blanc à pompon, indispensable la nuit contre les courants d'air.
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L'en avait une qu'était ben nâtre : i en possédait une qui était très vicieuse.
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Si tu vins pas tuer ta chandelle, a fiamera toute la neut : si tu ne viens pas éteindre ta lampe, elle restera allumée toute la nuit.
Croquis de foires 1900 (entre autres) de C. Lestin
La foire grasse réinventée à Aunac depuis 30 ans : http://www.charentelibre.fr/2010/11/22/samedi-gras-a-aunac,1007569.php
Foire de Ruffec 2012 (vidéo Trait Charentais)