Autour d'une route
De Paris à Bordeaux, des origines à 1789

Source : Conférence faite le 22 mars 1923 à l'Ecole Normale de Ma-Campagne, aux instituteurs et aux institutrices, par M. Vallée, professeur d'histoire au Lycée d'Angoulême.

Introduction
Entre les massifs granitiques, humides et de circulation difficile du Limousin et du Bocage vendéen s'ouvre une longue suite de plateaux calcaires, secs, découverts et de circulation aisée.
C'est le «Seuil du Poitou», large de 70 à 80 kilomètres et marqué du Nord au Sud par les vallées de la Vienne, du Clain et de la Charente.
Ce seuil, qui unit le Bassin de Paris au Bassin d'Aquitaine, a joué dans l'histoire de la civilisation un rôle capital. Comme la vallée du Rhône, comme la Porte de Moravie, c'est une des articulations qui font communiquer le Nord et le Sud de l'Europe.
De là, dans ce seuil, depuis une lointaine antiquité, un perpétuel conflit entre les influences et les courants de civilisation venus du Nord et du Midi. De là aussi l'intérêt d'une étude de la route Nord-Sud qui depuis plus de 2.000 ans a emprunté cette zone de grande communication.

Cette route, il faut l'étudier dans son tracé et dans ses influences civilisatrices aux différents moments de notre histoire.
  • A. - La route romaine.
  • B. - Le chemin de Saint-Jacques.
  • C. -La route royale (XVIe siècle-1789).
I. - Construction, direction, tracé

Avant les Romains
Il n'est pas besoin d'insister longuement sur ce point. Pourtant il y avait une route celtique qui a peut-être succédé elle-même à quelque piste ligure ; elle franchissait par des ponts de bois ou des gués ce passage fréquenté de toute antiquité (dolmens). Elle fut utilisée par l'armée de César, comme les autres routes celtiques de Gaule.

La construction de la route romaine
C'est un chemin gaulois qui, refait, élargi et complètement transformé, est devenu la voie romaine de Tours à Bordeaux. Elle présente le même caractère que toutes les autres voies romaines : chaussée qui repose sur fondations solides, formées de plusieurs couches superposées de pierres plates, de blocs concassés, de débris de poteries, le tout recouvert de larges dalles polygonales qui constituent un excellent pavage. On recourt pour la construction uniquement à la main-d'œuvre militaire.


But et direction
Comme toutes les routes romaines, elle est établie pour des fins politiques, (transports rapides des légions, transmissions d'ordres). Avant tout, au début, elle n'est qu'un instrument de domination et de gouvernement. Le point de vue économique n'est pas encore envisagé. Aussi est-ce la route la plus courte et la plus droite pour assurer le plus rapidement possible le service des liaisons. Elle ne cherche à éviter ni marécages, ni forêts, ni plateaux escarpés et ne s'écarte par aucun détour de sa direction rectiligne. C'est spécialement une voie militaire et stratégique. Aussi elle ne se tient jamais dans les basses vallées, mais bien au contraire sur les plateaux ou coteaux qui dominent pour voir de loin, éviter les surprises et les embuscades.

Direction générale de la route
 
Idée fondamentale : le seuil du Poitou et des Charentes n'est pas un étroit couloir avec un itinéraire marqué d'avance.
Deux directions y sont possibles :
- La première empruntant la Vienne, le Clain, la Charente. C'est la voie directe et la plus courte vers Bordeaux ;
- La seconde suivant la Vienne, le Clain, la Boutonne et la Seugne. C'est une ligne brisée qui mène directement vers Saintes et indirectement vers Bordeaux.
C'est ce deuxième itinéraire qui fut adopté par les Romains.
Ceux-ci, au moment de construire la route se soucièrent surtout d'assurer les relations rapides entre la Loire et Saintes beaucoup plus qu'avec Bordeaux. D'ailleurs la cité des Santons était beaucoup plus importante dans la Gaule indépendante que celle des Bituriges. Aussi l'attention des vainqueurs fut attirée d'abord du côté de Saintes, et la route établie par la vallée de la Boutonne mena directement vers Saintes et seulement par crochet indirect vers Bordeaux.


Localités parcourues et tracé
 
Quant au tracé même de la voie, on peut le rétablir :
  • 1. par les indications des cartes anciennes (carte de Peutinger, Itinéraire d'Antonin) ;
  • 2. par les recherches archéologiques (bornes milliaires, inscriptions).
Cette route, qui vient de Tours, franchit la Vienne par un gué à Cenon au sud de Châtellerault, passe à Briva Limonum (Poitiers), Rauranum (Rom, Deux-Sèvres), Brigiosum (passage de la Boutonne), Avedonacum (Aulnay-de-Saintonge), Mediolanum Santonum (Saintes). Après Saintes, Pons, Mirambeau, Saint-Ciers-la-Lande, Blavia (Blaye).
A Blaye, la route s'arrête, on gagne Bordeaux par voie de mer à travers la Gironde.

De quand date cette route ?
(Cf. Bornes milliaires).
- Borne milliaire de Pons : assez récente (Gordien III). Mais il en existe d'autres plus anciennes :
- Borne de Cenon : Antonin le Pieux (138-161).
- Borne de Saint-Ciers-la-Lande : Trajan (98-117). Cette route remonte donc aux premiers temps de la dynastie des Antonins et au commencement du IIe siècle. Peut-être même est-elle antérieure à cette époque. D'autres découvertes archéologiques peuvent le démontrer.

II. - La circulation sur la route
Cette route, ainsi établie, a été l'une des plus fréquentées de l'ancienne Gaule et le siège d'une circulation intense. C'est d'ailleurs cette épithète de «fréquentée (itinérata)» qu'Ausone applique à cette route dans les quelques vers qu'il lui consacre (Épître X).
Sur cette voie cheminent des hommes, des marchandises, des idées. Donc, cette route intéresse l'histoire du commerce, de la civilisation et des idées. Sur cette voie s'embranchent les routes importantes de : Saintes à Périgueux (Vesuna) ; Rauranum à Bordeaux par Ecolesmxi /Angoulême) ; Rauranum à Nantes.
- a. Les voyageurs à destination des pays du Nord ou du Midi suivent forcément cette route. Pour eux des refuges ont été établis par les empereurs (diversoria, mansiones).
- b. Les courriers impériaux utilisent les postes impériales avec relais, ce qui permet une vitesse égale à celle des routes de France vers 1840.
- c. Le trafic est des plus actifs et les marchandises transportées d'origine très diverse. Et par là s'affirme déjà le rôle international de cette route. Par elle s'opérait un échange incessant de marchandises entre le nord et le sud de l'Europe occidentale.
Du nord était exporté l'étain des Cornouailles à destination de l'Europe du centre et du midi. Arrivé en Gaule par Gesoriacum (Boulogne) ou Juliobona et acheminé par d'autres routes qui relient le littoral au seuil du Poitou, il emprunte notre route à Tours.
Du sud, à destination de toute la Gaule, s'expédient des produits de l'industrie de luxe : orfèvrerie, tissus, bijoux de Carthage, d'Alexandrie, d'Antioche acheminés d'abord jusqu'à la Gironde par la voie Bordeaux-Narbonne.

On conçoit le grand rôle économique de cette route dont les principales étapes sont autant de villes importantes :
  • Briva (nom celtique, idée de passage) à proximité du gué où la route franchit la Vienne, ruinée depuis 1300 ans avec un périmètre qui couvrait 60 hectares ;
  • Limonum (Poitiers), au croisement des routes de Tours à Bordeaux et de Nantes à Clermont ;
  • Rauranum (Rom, Deux-Sèvres), au croisement des routes de Tours à Bordeaux, de Nantes à Périgueux, de Rauranum à Bordeaux;
  • Brigiosum (Brioux, Deux-Sèvres), était l'étape obligée pour le passage de la Boutonne, dans le voisinage de mines de fer ;
  • Avedonacum (Aulnay, Charente-Inférieure) ;
  • Mediolanum (Saintes), métropole de l'ouest avec Poitiers, lieu de croisement avec la route de Saintes-Périgueux ;
  • Blavia (Blaye), situation de premier ordre. Port et relais, à l'endroit où la grande voie atteint la Gironde, d'où l'on s'embarque pour Bordeaux.

La circulation des idées. Romanisation.
Sur cette route ne circulent pas seulement des hommes et des marchandises, mais aussi des idées et des courants de civilisation venus à la fois du Nord et du Sud.
Comment donc se résout ce conflit d'influences contradictoires venues du Nord ou du Midi dont cette route a été le canal et qui a duré jusqu'aux temps modernes ?
«Dans les courants qui s'y rencontrent, c'est visiblement celui du Nord qui l'emporte». Cette opinion de Vidal Lablache ne semble nullement prouvée pour l'époque romaine. Au contraire, l'influence méridionale sous forme de romanisation qui remonte du Sud et du Sud-Est le long de cette voie principale et des voies secondaires adjacentes paraît prépondérante.
Le centre de cette diffusion est Saintes, en relation directe avec l'Italie par la route de Saintes-Limoges-Lyon, par celle de Saintes-Périgueux-Lodève et la voie d'Espagne en Italie.
C'est ce qui explique la romanisation rapide de l'Aquitaine due à cette route et à celles qui la mettent en rapport avec l'Italie.
La route joue donc dès l'époque romaine son rôle naturel de liaison entre le Nord et le Sud de l'Europe, entre le monde méditerranéen et civilisé et le monde atlantique et barbare. Et cela aussi bien au point de vue économique qu'au point de vue du mouvement des idées.

II. La route médiévale. Le chemin de Saint-Jacques
Or, cette route le Moyen-Age l'a utilisée également et n'en a pas connu d'autre.
a. Dans quel état se trouve-t-elle ?
Nous n'avons aucun renseignement précis à cet égard. Pourtant on peut s'en faire une idée par l'état général des grands chemins. Une viabilité parfaite, un réseau de routes et de voies bien entretenu supposent au préalable un Etat fortement centralisé jouissant de la paix intérieure.
Rien de tout cela n'existe au Moyen-Age. La centralisation romaine est remplacée par l'émiettement féodal ; la paix romaine a fait place à l'anarchie et aux guerres privées. Aussi, à partir de la fin de l'Empire, les voies romaines ne sont plus entretenues et tombent en-ruines.
Du IVe au Xe siècle, à peine compte-t-on quelques périodes de paix, pendant lesquelles on répare les routes.
Le Capitulaire de Dagobert ainsi que celui de Charlemagne (793) prescrivent des corvées pour l'entretien des chaussées et des ponts. Mais du Xe au XIIe siècle s'étend la période la plus mauvaise pour les routes. La féodalité est triomphante, l'anarchie universelle. Les voies ne sont plus que de simples pistes remplies de fondrières en hiver. Leur largeur se trouve réduite par les usurpations des riverains ; des kilomètres entiers de route disparaissent envahis par les herbes et les ronces. La route n'apparaît plus que de distance en distance et par tronçons ; les ponts romains, rompus, ne sont pas reconstruits.
Après le XIIe siècle, il y a un commencement de restauration de la viabilité par les seigneurs et les ordres, monastiques qui s'occupent surtout de la construction des ponts (frères pontifes).
Mais, au XIVe et au XVe siècle, une nouvelle crise est amenée par les ravages de la guerre de Cent ans. Et lorsque la crise est passée et que la monarchie se ressaisit, les efforts de Louis XI ne peuvent remédier que très imparfaitement au désastre de la viabilité.
Pendant donc toute la plus grande partie du Moyen-Age, l'état des routes romaines fut lamentable. La route Paris-Bordeaux ne fait point exception à la règle. En tout cas, le tracé est toujours le même. Et la voie de la Boutonne est toujours préférée à celle de la Charente.



La circulation.
Et pourtant, sur cette voie si imparfaite, la circulation n'a jamais cessé. Elle était devenue même très active à partir du Xe siècle. Seulement cette circulation a chargé d'aspect :
  • a. Au lieu de rester une voie de transit commercial, elle devint une voie de pèlerinage : le chemin de Saint-Jacques. Par là se vérifie encore son rôle d'intermédiaire.
  • b. Elle reste toujours de même le lieu de conflit d'influences civilisatrices, mais où, visiblement, l'influence du Nord l'emporte sur celle du Midi.

Le pèlerinage de Saint-Jacques
A partir du IXe siècle, commence la coutume des pèlerinages.
On en compte plusieurs qui se dirigent les uns sur Rome (tombeau de l'apôtre Pierre) ou sur Jérusalem (Saint-Sépulcre), les autres sur Compostelle en Gallice (tombeau de Jacques le Majeur).
Mais le pèlerinage le plus célèbre est celui de Saint-Jacques.
(Cf. noms des pèlerins).
  • «Roumieux», ceux qui vont à. Rome ;
  • «Paulmiers», ceux de Jérusalem ;
  • «Pèlerins» (pèlerins par excellence), ceux de Compostelle.
Les routes qui menaient à Compostelle étaient au nombre de quatre :
  • 1. La route du sud, par Arles, Montpellier, Toulouse.
  • 2. La route Le Puy-Conques-Moissac.
  • 3. La route à travers le Limousin et le Périgord, par Saint-Léonard et Périgueux.
  • 4. La route romaine de Tours à Bordeaux et son prolongement vers les Pyrénées.
Ces quatre routes se réunissent après Roncevaux en une seule, à Puente-la-Reine (sud de Pampelune). C'est le «Camin réal francès» jusqu'à Compostelle. Mais la vieille voie romaine de Tours à Bordeaux, devenue le chemin de Saint-Jacques, est l'une des routes de pèlerinage les plus fréquentées de l'Europe.

Caractère international de cette circulation.
Par cette route passe le flot de pèlerins du Nord de l'Europe (Flandre, Pays-Bas), sans compter les Français de l'Ouest : - Pèlerins anglais débarquant en partie à La Rochelle et empruntant la route à partir de Saintes. Une fois de plus donc la route a servi à mettre en contact les hommes et les choses du Nord et du Sud de l'Europe.
Sur la façon même dont les pèlerins voyagent sur cette route, les renseignements ne manquent pas.
Le costume des pèlerins qui utilisent cette route est bien connu : grand manteau (pèlerine), large chapeau au bord relevé et orné de coquilles (crouzilles) (coquilles Saint-Jacques). A la main, un long bâton ferré (bourdon) et l'escarcelle, l'un et l'autre bénits au départ ; vu l'insécurité, on voyage en groupe.
Sur la vie même des pèlerins le long de la route, nous avons ,un document curieux datant de 1140 ou 1150 : c'est le Codex de Saint-Jacques de Compostelle écrit en latin, oeuvre (en partie tout au moins) d'un Poitevin, Aimeri Picaud de Parthenay.
C'est un véritable guide des pèlerins de Saint-Jacques qui donne, à la façon d'un «Joanne», des indications utiles aux voyageurs, des conseils pratiques pour parer aux dangers du voyage. Riche en détails pittoresques sur les régions traversées, il renferme partout une énumération curieuse des principales étapes de la route.

Etapes des pèlerins.
Ces principales étapes sont sanctifiées désormais aux yeux des pèlerins par la présence de sanctuaires fameux, centres eux-mêmes de pèlerinages secondaires où les pèlerins vont, chemin faisant, faire leurs dévotions aux reliques de quelque saint vénéré.
C'est Tours, où l'on voit le corps du bienheureux Saint Martin qui «repose dans une immense et vénérable basilique semblable à celle de Compostelle».
Puis, à sept lieues de Tours, Sainte Catherine de Fierbois, avec «grand apport de pèlerins» (J. Rouchet).
Ensuite Poitiers, où se trouve le corps très saint de Saint Hilaire, évêque et confesseur. «Son tombeau où reposent ses ossements très sacrés et vénérables est décoré d'une grande profusion d'or et d'argent et pierre précieuses. Et sa basilique grande et belle est vénérée pour ses miracles fréquents.»
Nouvelle étape à Angély avec «le chef vénérable de Saint Jean-Baptiste», découvert en 1014, qui repose dans une basilique vénérable.
Après Saint-Jean-d'Angély, Saintes, où les pèlerins doivent visiter «le digne corps de Saint Eutrope, évêque et martyr».
Puis Blaye dont la basilique consacrée à Saint Romain renferme les reliques de Roland.
En outre, tout le long de la route, les pèlerins trouvaient pour leurs besoins des aumôneries, des hôpitaux gratuits ou payants et des chapelles, le tout dédié à Saint Jacques.
Pendant toute la durée du Moyen-Age et même au delà, le pèlerinage de Compostelle a suffi à animer le chemin de Saint-Jacques et les traces de cette ancienne circulation revivent encore dans les nombreuses églises dédiées à Saint Jacques qui s'échelonnent tout le long de la route, dans les rues, les faubourgs et les enseignes qui portent le nom de Saint-Jacques.

La circulation des idées
Outre les hommes, le long de cette route circulent aussi les légendes, les idées et les courants de civilisation.
1. Mentionnons d'abord la légende de Charlemagne qui est née sur cette route de l'imagination des pèlerins et des marchands.
Charlemagne est l'auteur de cette route, disent de vieilles traditions. Et c'est sur la section sud de cette voie, entre Bordeaux et Compostelle, qu'on place ses principaux exploits : la prise de Pampelune, la lutte contre les Sarrazins d'Espagne, le désastre de Roncevaux. Et plusieurs sanctuaires de la route des pèlerins sont directement liés à la légende. Saint-Seurin de Bordeaux qui reçoit l'olifant de Roland. Saint-Romain de Blaye, où Charlemagne fait déposer le corps de Roland. D'où l'origine de la Chanson de Roland.
2. La route a aidé à la diffusion de certains cultes, surtout celui de Saint-Martin. Plusieurs centaines de bourgs et villages de, France sont consacrés à Saint-Martin, surtout entre la Loire et l'embouchure de la Gironde.
Ce fait ne s'explique que par l'influence de la route. D'ailleurs les points de départ de la légende se trouvent sur la route même (Marmoutiers), près Tours et (Ligugé), près Poitiers.
On pourrait citer d'autres cultes locaux probablement répandus, grâce à la route : Culte de Saint-Eutrope venu de Saintes, Culte de Sainte-Radegonde et Culte de Saint-Hilaire venus de Poitiers.
3. De plus, le long de cette route, les courants de civilisation générale n'ont pas cessé de se faire sentir.
Seulement ils s'exercent dans une direction exactement contraire à celle de l'époque romaine.
L'influence du Nord l'emporte désormais sur celle du Midi.
Et c'est depuis lors que la remarque de Vidal-Lablache est vraie.
La civilisation du Nord va remplacer dans les provinces de l'Ouest la civilisation méridionale. C'est la francisation, qui s'exerce à la fois sur la langue et sur l'art.
Au Xe siècle, les provinces de l'Ouest (Saintonge, Angoumois, Poitou) appartiennent à la civilisation du Midi de la France.
Cette région d'Aquitaine, avec Poitiers, Angoulême, Saintes, est un centre d'art roman. Et l'art roman est né dans le Centre et dans le Midi.
Et la langue parlée est sinon la langue d'oc, du moins un dialecte beaucoup plus voisin par ses caractères phonétiques de «l'oc» que de «l'oil» et apparenté de très près au limousin (noms en ac).
On peut citer des troubadours provençaux des provinces de l'Ouest : Guillaume IX, comte de Poitiers (fin du XIe siècle et commencement du XIIe) ; Rigaud de Barbezieux (fin du XIIe siècle); Savary de Mauléon, Jaufre Rudel, Renaud de Pons.
Les cours d'Angoulême, de Barbezieux et de Chalais sont des foyers de poésie de langue d'Oc. Or, au XIIIe siècle, la civilisation de l'Ouest est changée et pénétrée d'éléments venus du Nord.
A côté de l'architecture romane s'introduit l'art ogival du Nord, à Poitiers, Bordeaux, Saintes.
La langue d'Oc a disparu ou est tout au moins entrain de disparaître.
Le texte de Brunetto Latini (deuxième moitié du XIIIe siècle) en est une preuve. Poitou et Saintonge «font partie, dit-il, de la droite France qui va jusqu'à Bordeaux et au fleuve de la Gironde». Et en effet, le dialecte du Nord qui n'atteignait pas le Poitou, forme désormais une pointe très accentuée vers le Midi jusqu'à Coutras et jusqu'à Blaye, s'aventurant en dehors de son domaine propre, comme l'allemand le long de la vallée de l'Adige au-delà du Brenner. En voici l'explication : les langues et les courants de civilisation suivent les routes : routes naturelles et routes établies par les hommes. Il s'est produit à travers le seuil du Poitou une poussée de civilisation septentrionale, favorisée par la centralisation capétienne. Cette poussée, partie de l'Ile de France et rayonnant dans toutes les directions par voies naturelles a refoulé vers le Sud la langue d'oc et établi, à côté de l'architecture romane, l'art ogival.
Même il est curieux de remarquer que la pointe de «l'oïl» vers Blaye suit le parcours du chemin de Saint-Jacques par Poitiers-Saint-Jean-d'Angély et en reproduit la direction générale de façon saisissante.
Il y a donc lieu de présumer que c'est cette route qui a servi au Moyen-Âge de voie à la diffusion vers le Sud-Ouest du langage du Nord. A remarquer d'ailleurs que cette route était plus fréquentée dans le sens Nord-Sud, de Paris vers Compostelle, que dans le sens opposé.
Ce changement de civilisation qui s'est exercé le long de cette route est-il dû seulement à une poussée linguistique et artistique ? Où est-il dû en partie à une poussée ethnique ?
Y a-t-il eu déplacement des gens du Nord vers le Midi ?
En tout cas, la route est d'un intérêt capital pour l'histoire des idées et de la civilisation des provinces de l'Ouest au Moyen-Age.


III. La route royale
 
Les temps modernes du XVIe siècle à 1789 vont voir s'accomplir de nombreuses transformations dans les conditions matérielles de la route et dans son rôle humain.

A. LES CONDITIONS MATÉRIELLES
Deux périodes sont à envisager :
  • 1. Au XVIe siècle et au XVIIe siècles ;
  • 2. Au XVIIe siècle.
I. XVIe et XVIIe siècles.
 
a. L'itinéraire n'a pas varié, il est toujours à peu près le même qu'au temps des Romains.
On en trouve une preuve clans le Guide des chemins de France de 1552, par Ch. Estienne, qui indique la route Orléans-Fontarabie par Poitiers, Lusignan, Brioux, Aulnay, Saintes, Mirambeau, La Garde-Rolland, Blaye.
C'est le même itinéraire qui est indiqué clans le Voyage dans la vieille France, de Zingerling, entre 1612 et 1616.
b. Viabilité. Elle était très défectueuse jusque-là. Cela s'explique : pas d'Etat centralisé, pas d'administration royale des grands chemins. Le soin de l'entretien et de la réparation des voies est abandonné à des seigneurs féodaux.
Au contraire, aux progrès de la centralisation monarchique va correspondre un minimum de progrès dans la viabilité.
L'oeuvre est amorcée dès le commencement du XVIe siècle. Les grands chemins deviennent désormais les chemins royaux, et dans chaque généralité des officiers royaux, les trésoriers généraux sont chargés de veiller à leur bon entretien. Mais ces progrès clans l'amélioration de la viabilité furent emportés dans la crise des guerres de religion.
L'oeuvre interrompue fut reprise au XVIIe siècle. L'administration des routes, jusque-là purement provinciale, manque d'une impulsion suprême; elle va être désormais centralisée sous la direction unique de Sully, Grand Voyer de France en 1598. Mais en 1626, la charge est supprimée et par suite plus de direction centrale, les officiers locaux négligent les grands chemins. A cette époque quelques rares améliorations sont apportées cependant à la route. Un pont est construit à Châtellerault. Et c'est tout ce qu'il y a à signaler, ou à peu près.
Le règne de Louis XIV marque une nouvelle étape dans l'histoire des routes. L'administration centralisée des grands chemins est rétablie avec Colbert, contrôleur général chargé de la voirie, qui correspond directement, dans chaque généralité, avec un commissaire des Ponts et Chaussées, placé à côté de l'intendant.
Toutes ces réformes étaient indispensables-pour amener des conditions meilleures de viabilité. Cependant, à la fin du XVIIe siècle, la médiocrité des progrès réalisés est loin d'être en rapport avec l'ampleur des vues de Colbert.
Les raisons en sont : les dépenses occasionnées par les guerres et les- constructions, le manque d'argent, l'absence de corvée -généralisée.
On se borne à l'entretien et à la réfection des ponts et chaussées (portions de routes en remblais établies de part et d'autre des ponts et en certains passages difficiles et marécageux).
Ailleurs, on répare les passages les plus mauvais. Les grandes routes, laissées dans leur état primitif, à part quelques réparations locales, sont à peu près impraticables aux moindres intempéries.
Et les conditions de la route Paris-Bordeaux ne sont sans doute pas en contradiction avec le tableau lamentable de la circulation sur les grands chemins -que le Conseil du Roi adressait à Louis XIV en 1660.


La carte des routes de poste : http://insitu.revues.org/573

II. XVIIIe siècle.

Ces conditions d'itinéraire et de viabilité qui rappelle un état très ancien vont se modifier complètement au XVIIe siècle. Deux événements les gouvernent.

a. En 1716 : Création du corps des Ponts et Chaussées qui réunit dans un organisme hiérarchique et centralisé les ingénieurs jusque-là dispersés. A la tête de ce service se succèdent deux hommes éminents : Daniel Trudaine. (1743-1769) et Trudaine de Montigny (1769-1774).

b. En 1738 : Au temps du contrôleur général Orry, s'établit la généralisation à tout le royaume de la corvée des grands chemins. C'est dans ces conditions que s'opère, au XVIIIe siècle, la réfection générale des grandes routes de France. Aussi, pour la route de Paris-Bordeaux, l'itinéraire subit deux changements successifs. La route décrit jusque-là une courbe accentuée. Désormais le tracé de la route va à la fois se rectifier de façon à ouvrir une voie plus directe vers Bordeaux et évoluer de plus en plus vers l'Est.


- Le premier changement se produit. au commencement du XVIIIe siècle. La route suit toujours officiellement le vieil itinéraire du Moyen-Age. Mais ce tracé est doublé (mémoire de Gervais), à partir de Lusignan environ, par un autre plus court et plus rectiligne. Il passe par Chef-Boutonne, Villefagnan, Aigre, Saint-Cybardeaux, Châteauneuf, Barbezieux. Il y a donc désormais deux itinéraires. Mais l'ancien a encore les faveurs de l'administration. Et en 1717 un arrêt du Conseil décide de consacrer les fonds disponibles à la vieille route «qui est la plus ancienne et la plus fréquentée et de plus commune au chemin de Poitiers à La Rochelle». En 1724, la Carte de Piganiol de la Force (Nouvelle Description de la France, 5e édition, 1724) montre la grande route Paris-Bordeaux suivant l'itinéraire traditionnel.

- Le 2e changement s'accomplit de 1763 à 1772. La route va adopter un trajet encore plus court et évoluer une deuxième fois vers l'Est. C'est le tracé actuel qui utilise enfin la route naturelle de la Charente qui fait suite aux vallées de la Vienne et du Clain.
Cette voie si importante, délaissée pour une autre depuis les Romains n'avait jamais été complètement abandonnée, pourtant, à l'époque romaine, elle était utilisée par la route secondaire qui passait par Ecolesma (Angoulême) (voie de la Chaussade). Et en 1717 on propose d'établir une nouvelle route par cet itinéraire, plus court encore que celui qui passe par Villefagnan, Saint-Cybardeaux, Châteauneuf, mais sans succès.
Le tracé en est adopté seulement en 1763, sous l'intendance de Turgot. Il passe par Montalembert, Ruffec, Verteuil, franchit la Charente à Mansle, poursuit sur Angoulême, Roullet, Barbezieux.
Pour la première fois une route de premier ordre de direction Nord-Sud passait-par Angoulême.

B. Viabilité.
Quant à la viabilité, elle va faire au XVIIIe siècle d'énormes progrès. Il existe toute une série d'ordonnances relatives à la réfection du réseau routier. Les grandes routes jusque là sinueuses «devront être conduites du plus droit alignement que faire se pourra», dit un arrêt du Conseil.
On les fera passer en ligne droite à travers les terres des particuliers expropriés auxquels on donne en dédommagement les terres des anciens chemins abandonnés. La largeur uniforme des grandes routes est de soixante pieds. Pour empêcher les empiétements des riverains et conserver cette largeur, les chaussées seront munies de fossés de six pieds de large qui serviront aussi à l'écoulement des eaux. Le bord, extérieur du fossé sera protégé lui-même par des bornes ou des jalons, par des plantations d'arbres aux frais des propriétaires riverains. En même temps on entreprend de reconstruire les ponts qui menacent ruine. Ces principes furent appliqués dans la reconstruction de la route Paris-Bordeaux.
Les progrès de la viabilité sont attestés par le témoignage de Roffay des Pallus en 1738 et confirmés par celui de Mignot de Montigny, de l'Académie des Sciences, en 1758.
Parlant de la nouvelle route qui s'étend de Tours à Port-de-Piles sur 10 à 12 kilomètres, celui-ci s'exprime ainsi : «Je n'ai encore rien vu d'aussi beau ni d'aussi complet et fait de ponts et de chaussées».
La route est améliorée ainsi que les ponts qui n'avaient été jusque là qu'en très médiocre état, sauf le pont de Châtellerault qui date de la fin du XVIe siècle.
Cette médiocrité des ponts a été la plaie de la viabilité d'autrefois.
Le passage de la Loire est désormais assuré par un magnifique pont de pierre construit à Tours de 1765 à 1778, sur les plans de l'ingénieur Bayeux, et qui remplace un vieux pont en ruines.
Celui de la Creuse par le pont de Port-de-Piles, 1747, dû au même ingénieur Bayeux.
Celui de la Charente par le pont de Mansle.
Et ainsi a été créée peu à peu, sous la direction d'ingénieurs dés Ponts et Chaussées, une route qui ne le cédera en rien aux plus belles voies romaines.

C. La circulation sur la route royale.
Une route d'une viabilité aussi améliorée ne pouvait manquer d'être fréquentée. Comme précédemment, elle offre un intérêt international et local.
Au point de vue international elle est l'intermédiaire obligé entre les Pays-Bas et l'Espagne. De là un transit considérable, comparable à celui qui passe par la région Rhône-Saône.
A ce commerce de transit s'ajoute le commerce local entre les pays de Loire et ceux de la Charente. Les vins et eaux-de-vie de l'Angoumois à destination de Paris ou de la Flandre utilisent cette route jusqu'à Châtellerault ; là, on les embarque sur la Vienne pour les amener par la Loire jusqu'à Orléans.
En sens inverse les denrées coloniales, le sucre notamment, arrivées en France par Nantes et qui ont remonté la Loire et la Vienne jusqu'à Châtellerault, utilisent également la route qui les mène vers l'Angoumois et la Saintonge.
Ce commerce international se fait par le roulage. Le roulage est pratiqué par les Messageries ou entreprises particulières. (Vitesse de sept lieues environ avec chargement de 4.000 à 5.000 livres).
De là la distribution régulière le long de la route des étapes du roulage, tous les trente kilomètres environ : Tours, Couhé-Vérac, Ruffec, Angoulême, Barbezieux.
La circulation des hommes a fait aussi de grands progrès. Le transport des voyageurs est assuré au XVIIIe siècle par des berlines, des diligences, des malles-postes. En été, on va de Paris à Bordeaux en 6 jours.
La rapidité des communications est assurée par le service des postes. Ce service, dont les origines remontent à Louis XI (1464), fut perfectionné seulement au XVe siècle. Des relais sont établis tous les deux ou trois lieues le long des grandes routes avec une maison de poste et un maître de poste. Là, on change de chevaux, on prend un nouvel attelage conduit par un postillon, ce qui permettra de courir la poste jusqu'au prochain relais. (Cf. Postes d'après l'état général de 1792).
Quant à la circulation des idées elle s'est accomplie à l'époque moderne dans le même sens qu'au Moyen-Age. La route est un canal de circulation par où s'écoulent des courants d'idées générales venues de Paris qui entameront peu à peu le vieux fonds d'idées et de coutumes sur lequel ont vécu les provinces de l'Ouest pendant des siècles.
La route est un agent d'uniformité au détriment de l'originalité provinciale. C'est aussi un instrument de centralisation.
L'influence venue du Nord s'exerce aussi et surtout sous forme politique. C'est la centralisation monarchique qui, utilisant le réseau des routes royales, toutes issues du même point central, fait régner l'influence politique de la capitale, brise les particularismes provinciaux et rattache de plus en plus fortement à Paris les provinces traversées.

Conclusion
L'étude de la route Paris-Bordeaux est donc d'un intérêt capital pour l'histoire des provinces de l'Ouest. Toute leur histoire tourne en effet autour de cette route et cela depuis les Romains. C'est à elle qu'elles doivent les caractères successifs et contradictoires de leur civilisation et leur rôle d'intermédiaire entre le génie du Nord et celui du Midi. A elle enfin qu'elles doivent d'avoir échappé à l'isolement et de s'être fondues plus rapidement que le Limousin par exemple dans l'unité politique et morale de la France.
Gustave VALLÉE, Professeur au Lycée.

Bibliographie
VIGNON. - Essais sur l'administration des routes au XVIIe et au XVIIIe siècles.
LIÈVRE. - Chemins gaulois et romains entre Loire et Gironde.
Joseph BÉDIER. - Les légendes épiques.
YIDAL-LABLACIIE. - Tableau géographique de la France.
JULLIAN. - Le tombeau de Roland à Blaye (dans Romania) (1896).
VINSON et FITA. - Codex callixltnus ou Liber de miraculis Sancti Jacobi – publié en 1880.



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